Nous inaugurons ici une série de six articles consacrés à la « spiritualité comparée », et parus dans l’hebdomadaire « Dimanche » l’année dernière. Aujourd’hui, nous comparons la spiritualité juive et la spiritualité chrétienne. Dans les prochaines semaines, nous nous arrêterons aux spiritualités islamique, hindoue, bouddhiste et animiste. Avant de revenir, dans un dernier article, sur ce qui les distingue et les rapproche respectivement de la spiritualité chrétienne.
Certaines spiritualités sont tellement différentes les unes des autres qu’il est plus aisé, en les comparant, d’indiquer leurs similitudes que leurs dissemblances. Au contraire, d’autres courants spirituels sont tellement proches l’un de l’autre, qu’il est plus facile de pointer leurs différences que leurs ressemblances. Tel est le cas des spiritualités juive et chrétienne: tout est similaire, sauf ce qui est différent…
Cette grande ressemblance entre la spiritualité juive et la spiritualité chrétienne s’explique largement par le fait que la deuxième s’origine dans la première. On ne comprend rien à la foi chrétienne si on la coupe de ses racines juives, si on lit le Nouveau Testament en omettant l’Ancien. Dès sa naissance, le christianisme s’est lui-même perçu comme un accomplissement des promesses faites par Dieu à Israël, et même comme leur finalité. Cela implique une continuité entre les deux courants, en même temps qu’une discontinuité qui, historiquement, s’est muée en rupture dans les premières décennies de l’ère chrétienne.
De son côté, les autorités religieuses juives considèrent le plus souvent le christianisme comme une branche du judaïsme, mais qui s’est détachée de l’arbre, se transformant en une foi nouvelle.
C’est dans le contexte de cette relation complexe de proximité et de continuité, mais aussi de nouveauté et de discontinuité, qu’il faut comprendre le rapport entre spiritualité juive et spiritualité chrétienne.
Au cœur du judaïsme: l’Alliance avec Dieu
Pour comprendre le judaïsme dans son identité proprement spirituelle – il possède également une identité culturelle, sociale, politique -, il faut se référer à la notion centrale d’alliance. Dieu, dans sa liberté souveraine, a élu un peuple parmi toutes les nations, pour en faire son Peuple, « un royaume de prêtres », « une nation sainte », bref, pour conclure une Alliance unique et privilégiée avec lui. « Maintenant, si vous entendez ma voix et gardez mon Alliance, vous serez pour moi en prédilection parmi tous les peuples » (Exode 19,5).
Cette Alliance, inconditionnelle et irrévocable du point de vue de Dieu, implique toutefois, pour qu’elle puisse subsister, une fidélité d’Israël à celle-ci. Cette fidélité passera concrètement par une écoute, une obéissance à la « charte » de l’Alliance, la Loi que Dieu donnera à son Peuple par la médiation de Moïse. Cette Loi, révélée par Dieu, sera inscrite dans la Torah, qui comprend les cinq premiers livres de l’Ancien Testament (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome).
Une spiritualité concrète
La Torah, à bien des égards, peut être considérée comme un « mode d’emploi » de l’Alliance, ce qu’il faut faire, et ne pas faire, pour demeurer dans l’Alliance avec Dieu. Et aussi pour parvenir à la Terre promise, et y rester, celle-ci étant, par excellence, le chantier de l’Alliance.
Le judaïsme est une orthopraxie plutôt qu’une orthodoxie: alors que, dans le christianisme, c’est la « juste foi » qui sauve, et qui se traduit dans des actions bonnes, dans le judaïsme, c’est la « bonne pratique » qui permet de demeurer dans la foi.
On comprend dès lors l’importance spirituelle de la fidélité à la Loi de Moïse, qui implique de faire mémoire de l’Alliance, et de se mettre dans une disposition d’écoute à l’égard du Dieu unique qui s’est révélé à Israël: « Ecoute, Israël! Le Seigneur notre Dieu est le Seigneur UN. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton coeur, de tout ton être, de toute ta force » (Deutéronome 6,4-5). « Shema Israël »… Réciproquement, cette écoute fondamentale de Dieu se réalise à travers une spiritualité concrète, qui passe par des rites concrets, mais également un comportement éthique concret.
Le Dieu unique
Si, d’après de nombreux exégètes, il est possible que le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob fut, à l’origine, un Dieu national, « à côté » des dieux des autres peuples, un monothéisme strict s’est dessiné de plus en plus clairement dans l’histoire ancienne d’Israël. Si Dieu est Dieu, il ne saurait qu’être unique. Ainsi, on trouve les traces d’une réflexion métaphysique dans l’Ancien Testament, mais qui se fonde sur une révélation de Dieu lui-même, considéré comme absolument transcendant, en même temps qu’infiniment proche de celui qui l’invoque.
Cette double reconnaissance est essentielle dans la spiritualité juive. On ne peut enfermer, saisir Dieu d’aucune manière, on ne peut le connaître ni le maîtriser, d’où l’interdiction de le représenter (on le réduirait à une idole…). On ne peut que l’écouter, ce qui implique à la fois une distance et une proximité. La relation à Dieu, pour qu’elle puisse exister, suppose la reconnaissance de son altérité: Dieu est l’Autre, qui se donne à l’homme, qu’Il a créé autre que lui.
Cette dimension d’altérité est également centrale dans la spiritualité juive, comme dans sa vision du monde et de l’homme: le monde n’est pas Dieu, mon prochain n’est pas moi-même, et c’est ce qui permet une relation vraie et saine avec Dieu comme avec l’autre humain. Cette dimension d’altérité sera reprise et approfondie dans la spiritualité chrétienne, l’altérité étant désormais révélée au cœur même du Dieu unique, qui est Père, Fils et Esprit.
Alliance universelle
Un dernier aspect: l’élection d’Israël, sa « mise à part », doit être comprise comme un service, et a pour objectif dernier de permettre une Alliance entre Dieu et toutes les nations, ce qui s’accomplira par la venue du Messie. Pour les chrétiens, le Messie est déjà venu, dans la Personne du Verbe incarné, qui a accompli cette Alliance universelle.
Christophe HERINCKX
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