Parmi toutes les nouveautés, la réédition d’un livre paru il y a sept décennies vaut le détour. « Le commis » a assurément la force d’un roman intemporel.
Américain d’origine russe, l’écrivain Bernard Malamud a incarné l’esprit juif au Nouveau Monde. Dans « Le commis », ses racines sont explorées avec force et précision, dans leurs moindres tourments. Car, selon l’auteur, l’une des spécificités religieuses tient précisément à un sens particulier du renoncement: « le Juif modèle est celui qui supporte le plus longtemps la douleur ».
Sans emphase
A priori, le personnage central semble être l’épicier Morris Bober, dévoué corps et âme à son commerce qui périclite. La stature morale de cet homme est sans compromission, puisqu’il s’accroche à l’honnêteté, quelles que soient les circonstances de la vie. Ses clients, il les respecte avec droiture, sans succomber à la tentation d’un marchandage ordinaire ni à un profit malhonnête. Pas de vente forcée, aucun recours à des irrégularités comptables. Le moins que l’on puisse affirmer, c’est que cet homme est loin d’être récompensé de sa vertu, puisqu’un cambriolage malheureux vient couronner une liste de déboires longue comme les dix plaies d’Egypte. Et c’est là que l’intrigue rebondit avec l’apparition d’un des deux malfrats repentis, qui s’impose comme assistant du commerçant éploré.
Une recherche spirituelle
Elevé dans un orphelinat, Frank Alpine a pour spécialité le cumul des bévues, faute d’un encadrement structurant. L’enchaînement des faits marquants arrache des larmes de compassion à son interlocuteur. Sensible, Morris Bober le prend en charge, contre toute attente, puisque le succès démenti de son commerce ne lui permet pas d’assumer une charge supplémentaire. Savourant cet heureux coup du sort, Frank tire rapidement parti de la situation, en prélevant une dîme sur les recettes. Insidieux, le remords le poursuit et l’emporte à nouveau: Frank décide alors de rendre les biens détournés. Par-delà cette histoire de tentation et de dupe, la quête religieuse occupe une place non négligeable. En effet, Frank ne cesse de s’interroger sur les raisons de la judéité: qu’est-ce donc qu’un « bon Juif »? Comment devient-on un Juif méritant? Pour Morris, la pratique est sans intérêt, si la Loi n’est pas respectée. Etre bon et honnête vis-à-vis de son prochain tiennent lieu de marche à suivre pour le commerçant. « Un Juif doit croire à la Loi. »
De l’influence de la littérature
Dans une vie qui se délite, Morris a un joker en la personne de sa fille Helen, une grande lectrice de romans dans la veine d’Emma Bovary. De telles histoires d’amour inconditionnel ne laissent pas non plus de marbre le commis, lancé à corps perdu dans la lecture d’ »Anna Karenine » et de « Crime et châtiment ». Les mois passant, il en vient à s’interroger sur ces personnages de papier qui inspirent tant la jeune femme adulée. Alors, suivre une ligne de conduite, envers et contre tout, devient l’unique résolution du jeune homme, ce nouvel épicier qui ne tarde pas à connaître une conversion d’abord morale, puis religieuse. « A force de réfléchir, il avait découvert ce qu’il y avait de beau dans cette notion de discipline: quelqu’un qui possédait une parfaite maîtrise de soi pouvait diriger les événements à son gré, réussir dans toutes les entreprises et même faire le bien s’il le voulait. » La suite se trouve dans ce roman aux accents de rédemption dostoïevskiens.
Angélique TASIAUX
Bernard Malamud, « Le commis ». Editions Rivage, 2016, 302 pages