Invité dans le cadre du Festival des Fraternités organisé par Entraide et Fraternité en septembre dernier, le journaliste Hervé Kempf analyse l’articulation entre la crise sociale et la crise écologique.
Hervé Kempf, pensez-vous que notre société et notre planète payent aujourd’hui un enthousiasme trop grand lié aux idées de progrès et de développement?
Il y a eu un changement très important dans la culture humaine depuis le 18e siècle, initié par la philosophie des Lumières qui, effectivement, a introduit l’idée de progrès de l’humanité perfectible et aussi l’idée du bonheur humain. Elle a accompagné ce bouleversement qui s’est traduit par la révolution industrielle et ensuite, tous les phénomènes de domination des pays occidentaux sur l’ensemble du monde. De même, capitalisme et communisme partageaient la même foi dans le progrès et cela a conduit effectivement à la situation actuelle qui se caractérise surtout par une crise écologique qui est le grand basculement de notre époque. Comme l’a écrit Hans Jonas dans "Le principe responsabilité" en 1979, il y a une dimension apocalyptique dans le monde moderne. La puissance technologique de l’humanité peut provoquer des catastrophes extrêmement importantes et il faut se placer donc dans la perspective d’éviter ces catastrophes. En fait, on est en train de vivre un renversement du paradigme. C’est-à-dire que le modèle du progrès initié par les Lumières est en train de se renverser. La crise écologique, l’égoïsme stupéfiant des classes dirigeantes d’aujourd’hui, l’inégalité très profonde qui existe, sont les symptômes que l’idée du progrès n’a plus lieu d’être. Cela ne veut pas dire qu’elle est morte mais, pour l’instant, on ne se situe pas dans cette perspective. L’enjeu est de réorganiser la société et la culture pour nous éviter de courir à la catastrophe.
En 2007, vous avez publié un ouvrage intitulé "Comment les riches détruisent la planète". Les dirigeants internationaux ont-ils pris la mesure du défi écologique pour préserver nos ressources et inverser la tendance?
Non. On l’a vu avec la crise financière mondiale de 2008 et 2009, provoquée par la spéculation, l’avidité et l’appétit sans fin des marchés financiers, qui a failli entraîner l’effondrement de l’économie mondiale. On aurait pu penser qu’après cela, les classes dirigeantes auraient compris qu’il fallait reprendre le contrôle des marchés financiers, sortir de ce système où un petit nombre de gens prend une très grande part de la richesse publique. Et que constate-t-on quelques années après? Rien n’a changé. Les marchés financiers sont toujours aussi puissants, les banques sont toujours aussi puissantes, l’inégalité continue à croître et les pouvoirs sont plus puissants que jamais. Et l’ex-président de la Commission européenne, M. Barroso, est embauché par la banque Goldman Sachs, qui illustre parfaitement cette folie des systèmes financiers, qui a contribué à plonger la Grèce dans la difficulté. Les "élites" des classes dirigeantes ne prennent pas la mesure de la crise écologique et font obstacle à l’évolution nécessaire de la société.
Pensez-vous qu’il n’y a pas de solutions pour contrer cette dégradation?
Au contraire! On note depuis 15-20 ans, l’émergence d’un mouvement inter-mondialiste qui a justement montré qu’il y avait des solutions écologiques et économiques. En premier lieu, il faut reprendre le contrôle des marchés financiers. En deuxième lieu, inverser ce mouvement d’inégalité, aussi bien à l’intérieur des sociétés qu’au niveau mondial. Enfin, il faut aller vers une économie écologique, c’est-à-dire prendre en considération, dans toute activité économique, l’impact écologique que cette activité va avoir. On se rend compte alors qu’il y a une potentielle création d’emplois extrêmement importante. En revanche, pour le moment, les classes dirigeantes sont dans une situation extrêmement bloquée, dans leurs têtes et dans leur pouvoir mais elles ont encore le pouvoir. Les mouvements sociaux qui se multiplient à travers la planète n’arrivent pas, pour l’instant, à changer ce système de pouvoir. On est là dans une situation bloquée. La solution passe par la remise en cause de ces classes dirigeantes et du système qu’elles promeuvent.
Sortir de la surconsommation, est-ce possible aujourd’hui?
Rappelons d’abord qu’au niveau mondial, on estime entre huit cents millions et un milliard le nombre de personnes victimes de malnutrition. Les taux de pauvreté sont importants, même dans nos riches sociétés. En Belgique, en France, en Allemagne, en Angleterre, une personne sur six vit sous le seuil de pauvreté. Si on raisonne en termes de précarité, cela représente un tiers de la population. Le système actuel empêche ces gens d’accéder à une consommation raisonnable pour les besoins quotidiens, pour l’éducation des enfants, pour bien se nourrir… Mais si on réduit fortement l’inégalité, on pourra aussi faire en sorte que les autres sortent de la surconsommation. Non seulement les riches mais aussi les classes moyennes qui représentent le cœur de la société et qui ont pris des habitudes de confort matériel depuis plusieurs décennies. On peut aller vers plus de sobriété. On n’a pas besoin d’autant de voitures, d’écrans plats dans les cafés, de micro-ondes, d’aller à l’autre bout du monde en avion pour prendre des vacances… Ce n’est pas un impératif moral mais politique si on veut éviter que la crise écologique s’aggrave avec des conséquences extrêmement néfastes pour l’ensemble de toutes les sociétés. On le doit même si c’est difficile parce que ce n’est pas notre culture et qu’on est soumis à un bain de publicité extrêmement important. De quoi a-t-on fondamentalement besoin? De moyens d’existence, de bien s’occuper de ses enfants, de bien s’occuper de nos aînés, de se distraire, de travailler, de bien manger. Mais, tout ça, en fait, on peut le faire avec relativement peu de moyens. Il est plus intéressant de passer une bonne soirée entre amis à partager un bon plat que de faire je ne sais quelle dépense futile. On peut aller vers la sobriété. C’est bon pour la planète et pour notre moral.
L’inégalité, c’est aussi l’écart qui se creuse toujours plus entre le nord et le sud qui subit de plein fouet les conséquences de notre mode de consommation. Faut-il en priorité conscientiser la population de nos pays ou nos dirigeants internationaux?
Je crois très peu aux dirigeants internationaux pour les raisons déjà citées. Mais s’ils entendent ou lisent ce qu’on dit, tant mieux. Heureusement, il y a des gens intelligents et qui sont prêts à changer. Pour ma part, je me situe dans la liste des essayistes qui essayent de parler à leurs contemporains et de leur faire entendre que de telles inégalités ne peuvent pas durer. Aujourd’hui, un habitant de Paris, New-York ou Bruxelles a un niveau de consommation matérielle 40 à 50 fois plus élevé qu’un habitant de Tanzanie ou d’Indonésie. C’est quelque chose d’unique dans l’histoire humaine. Cette situation historique va se refermer et c’est une bonne chose. On va vers une convergence des conditions matérielles d’existence qui va être à un niveau beaucoup plus bas que celui que connaissent les citoyens occidentaux. Cette convergence est enclenchée et il faut s’y préparer.
M.V./P.G.