
"Le Sacrifice d’Isaac", Le Caravage 1603.
Dieu devait-il nécessairement sacrifier son propre Fils pour sauver l’humanité? Le fait de livrer son Fils à la mort ne révèle-t-il pas une forme de cruauté? Jésus devait-il expier nos péchés pour satisfaire à la colère divine? Autant de questions difficiles que beaucoup de chrétiens se posent. Et auxquelles la tradition et la réflexion chrétiennes apportent des éléments de réponse.
Toute question à propos de la foi chrétienne est légitime, même lorsqu’elle semble l’ébranler jusque dans ses fondements. L’histoire du christianisme est faite de telles interrogations. Le danger, face à elles, est double: soit se contenter de dire qu’il n’y a rien à comprendre, qu’il suffit de croire en ce qui a été défini une fois pour toutes; soit se lancer dans des spéculations compliquées, parfois hasardeuses, qui en restent alors souvent à des hypothèses invérifiables.
Une question de méthode
Libre à chacune et à chacun, bien sûr, de chercher des réponses comme il l’entend, là où il pense pouvoir trouver des lumières qui l’aident dans sa quête de sens, ou sa quête de Dieu. Cependant, si l’on veut comprendre ce que dit la foi chrétienne en réponse à une question qui lui est adressée, il existe une certaine "méthode".
La foi chrétienne, à cet égard, n’est pas différente des sciences. Il s’agit de partir des faits... Et pour la foi chrétienne, les faits, ce sont les actes, les paroles, les événements de la vie du Christ. Ce sont sa mort et sa résurrection. C’est aussi l’histoire de l’Alliance de Dieu avec le Peuple d’Israël. Pour accéder à ces "faits", une seule "méthode" possible: se plonger dans les témoignages qui nous les transmettent, et qui ont été mis par écrit dans l’Ancien et le Nouveau Testament.
Ces témoignages impliquent toujours la foi. Cette foi, loin d’être une déformation de ce qui s’est passé, ou de ce qui s’est dit de la part de Dieu, en constitue bien plutôt la clé de lecture. En dehors de la foi, les récits des évangiles ne livrent pas tout leur sens; quand on a la foi, ça fait "tilt"...
Le sacrifice...
Ces balises posées, évoquons donc une question, lancinante pour certains, à la foi chrétienne: pourquoi Dieu a-t-il livré son Fils unique aux mains des pécheurs, en sachant bien qu’ils allaient le faire mourir sur la croix...? Fallait-il nécessairement que Dieu offre ainsi son Fils en sacrifice, comme sorte de prix à payer pour racheter les hommes de leurs fautes, et les arracher à la damnation? Cette attitude de Dieu ne révèle-t-elle pas une forme de cruauté en Dieu lui-même?
Une réponse crédible à ces questions – qui impliquent d’ailleurs d’autres questions, et donc à leur tour autant de réponses –, nécessiterait une études approfondie des Ecritures et de la tradition de l’Eglise. Tout au long de l’histoire du christianisme, de nombreux penseurs se sont posés les mêmes questions...On ne pourra cependant, ici, qu’indiquer quelques pistes.
Ce n’est pas l’homme qui est amené à faire un sacrifice pour racheter ses fautes. Au contraire, c’est Dieu lui-même qui procède au sacrifice.
Dans toute culture traditionnelle, dans toute religion, il existe une notion de sacrifice. Cette notion peut prendre des formes très différentes. Le mot latin, sacrificium, signifie littéralement "le fait de rendre sacré". Il s’agit presque toujours de faire une offrande à une ou des divinités, et ce, très souvent en vue d’obtenir quelque chose en retour de la part de cette divinité. Le don prend alors la forme de commerce – ce mot signifiant quant à lui, originellement, toute forme d’échange de "bons procédés". Dans l’Ancien Testament, le sacrifice d’un animal est lié à l’expiation des péchés (comme l’indique l’épître aux Hébreux), mais scelle également l’Alliance entre Dieu et son Peuple.
...et son sens chrétien
Si cette idée d’expiation pour les péchés est reprise dans le christianisme (comme en atteste notamment, encore "Le Sacrifice d’Isaac", Le Caravage 1603. une fois, l’épître aux Hébreux), elle est cependant à la fois approfondie et transformée par une autre notion: celle de don, de gratuité. L’évangile de Jean l’exprime ainsi: "Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils, son unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle" (Jean 3,16). Et le texte de préciser encore: "Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui" (Jean 3, 17).
Dieu a donc donné, offert son Fils au monde, à l’humanité, pour que l’humanité soit guérie de la mort et reçoive la vie. Ce qui est remarquable ici, et qui est peut-être unique dans l’histoire des religions, c’est que ce n’est pas, en premier lieu, l’homme qui est appelé à faire un sacrifice pour racheter ses fautes. Au contraire, c’est Dieu lui-même qui procède au sacrifice.
Ce faisant, Dieu renonce en quelque sorte à demander réparation à l’homme de ses fautes, ce qui lui est, concrètement, impossible. Pourquoi? Parce que, s’étant coupé de Dieu, l’homme s’est, par là même, privé de la source de sa vie, de la Vie, de la miséricorde de Dieu. Ayant coupé les ponts avec Dieu, il n’est plus capable de franchir le fossé qui le sépare de Dieu, ni de reconstruire le pont qui lui permettrait de le franchir à nouveau. Car ce pont, c’est précisément l’amour de Dieu, qu’il rejette.
Par conséquent, seul Dieu lui-même pouvait reconstruire un pont, ce qu’il a fait, effectivement, en envoyant son Fils dans le monde, dans notre chair, pour assumer, à notre place, notre péché et toutes ses conséquences, dont la principale est la mort. Ce faisant, le Christ est "faiseur de pont" entre Dieu et les hommes, pour reprendre le terme issu de la religion traditionnelle des Romains: le Christ est le Pontifex Maximus, le "pontife suprême", autrement dit le Médiateur, le Grand Prêtre.
En assumant notre péché et notre mort jusqu’au bout, dans l’obéissance à son Père, le Christ va vivre les ultimes conséquences du péché: une expérience de séparation d’avec Dieu, pour celui qui, par "nature", en tant que Fils de Dieu, est Un avec le Père... Mais en acceptant le plan de Dieu pour sauver l’humanité, Jésus, en tant que Fils de Dieu fait homme, efface par là même la distance infinie qui séparait l’humanité de Dieu.
Amour sans fond
A l’origine du dessein, du plan de Dieu pour sauver l’humanité, il y a donc l’amour infini de Dieu pour chacune et chacun d’entre nous. Reste cependant une des questions posées au départ: fallait-il, au nom de cet amour, que Dieu sacrifie son propre Fils? Ici, la théologie de la Trinité peut nous aider à envisager un début de réponse. Dieu, certes, n’était pas obligé d’en arriver là. N’y avait-il aucun autre moyen pour nous sauver? Peut-être, ou peut-être pas, mais quoi qu’il en soit, le chrétien ne peut que prendre en compte les "faits" liés à notre salut, tels qu’ils sont effectivement advenus dans l’histoire.
Lorsque l’on considère le Mystère de la Trinité, à partir des Ecritures et de la Tradition de l’Eglise, l’on peut dire ceci: le Père aime son Fils et se donne totalement à Lui de toute éternité. En retour, son Fils, pur reflet de son Etre et de sa Gloire, l’aime et se donne également entièrement à Lui. Et cet échange éternel d’Amour est Esprit. Aussi, lorsque le Père envoie son Fils, il se donne Lui-même à travers cet acte. Et en se laissant envoyer dans le monde, le Fils certes obéit au Père, mais cette obéissance s’inscrit pleinenement dans le don qu’il fait de Lui-même au Père, de toute éternité. Bref, à l’origine du sacrifice du Christ, nulle cruauté, mais un "Amour sans fond" – comme l’appellent certains théologiens –, sans retour sur soi, qui est le sens ultime du sacrifice. Et celui-ci, même s’il passe par l’oubli de soi jusqu’à la mort, débouche sur la Vie et sa victoire qui, pour l’humanité, prend la forme de la résurrection.
Christophe HERINCKX (Fondation Saint-Paul)