
Clotilde Nyssens et Felice Dassetto
Fin connaisseur de l’islam et de nos compatriotes musulmans, le Professeur Felice Dassetto décortique les causes du radicalisme.
Felice Dassetto est professeur émérite de l’UCL, sociologue des religions, anthropologue et membre de l’Académie Royale de Belgique. Il est le fondateur du Centre interdisciplinaire d’études de l’Islam dans le monde contemporain (CISMOC) à Louvain-la-Neuve. Dès 1984, il a publié des études sur l’islam en Europe, en Belgique et à Bruxelles. Il a une très bonne connaissance de la vie quotidienne des musulmans de Belgique, avec qui il est en dialogue depuis de nombreuses années.
Pour Felice Dassetto, le djihadisme moderne est issu d’une longue histoire. « La question de la lutte armée à l’intérieur de l’islam est une composante structurelle fondamentale d’origine. Ce qui, d’ailleurs, pose des problèmes considérables à l’interprétation que les musulmans d’aujourd’hui donnent à ce concept, à cette idée liée de l’histoire fondatrice de l’islam, lorsque le prophète a dû combattre contre ses adversaires, les armes à la main », rappelle-t-il. Il juge que c’est un problème d’interprétation mais la phase « moderne » de celle-ci date de la fin des années 60 et du début des années 70. Rappelons que cette période a été marquée par des attentats, mais aussi des détournements d’avions, notamment par des groupes palestiniens. « Ces groupements avaient pensé que la réalité politique de l’islam était fondamentale pour la foi. C’est-à-dire occuper l’état de manière à parvenir à créer un état musulman à partir duquel tous les pays seraient islamisés conformément à la foi. »
Peut-on dire que cela s’inscrit dans un esprit de revanche? Dans l’espoir de retrouver la grandeur du monde musulman?
Depuis les années 70, il y a eu un sursaut d’identité musulmane; pas seulement à finalité politique, certainement pas djihadiste mais de retour à l’islam. La question fondamentale a été que l’islam a manqué, pour une raison historique, de penseurs modernes capables d’interpréter l’islam face à la modernité. Comment confronter cette religion avec un grand passé de civilisation face aux défis du temps moderne? Pour une série de raisons, face à la dominance de l’Occident et de la culture qu’il véhicule et, en l’absence de leader, les événements se sont enchaînés.
Pourquoi l’Occident est-il mal perçu par le monde musulman?
Pour des raisons culturelles et parfois idéologiques. Culturelles parce que le salafisme, qui oblige de respecter à la lettre les normes, amène au sentiment qu’un musulman ne peut pas vivre en Occident. Si on veut respecter toutes les normes salafistes, il est difficile de trouver un emploi parce que vous êtes dans une situation de mixité entre des hommes et des femmes; et pour ces dernières, il y a cette obligation de porter le foulard. A ceci s’ajoute une idéologie d’opposition à l’Occident importée des pays musulmans. Là, les frères musulmans ont joué un grand rôle où toute la clé d’interprétation est devenue que l’Occident est l’ennemi de l’islam. A cela, il faut ajouter Oussama Ben Laden qui a fait la synthèse de la doctrine des frères musulmans et de la doctrine salafiste, lesquelles désignent l’Occident comme un ennemi.
Comment des jeunes éduqués chez nous, dans nos écoles, ont-ils pu verser dans un radicalisme?
C’est vraiment un processus complexe d’accumulation de choses. On entend encore des débats au cours desquels on réduit ces départs à une autre cause: chômage ou discrimination. Je regrette cette simplification. Le chômage est certainement un facteur. Mais pas unique. Sinon, davantage de jeunes sans travail partiraient. Des phénomènes internationaux pèsent aussi. Entre autres, la question palestinienne. Les premiers départs en 2011 pour la Syrie était des jeunes dont les motivations étaient, à leurs yeux, « généreuses »: soutenir les rebelles contre l’armée syrienne. Bien sûr, cela s’inscrit dans la catégorie du djihad, mais c’est leur culture. Hélas, les choses ont changé après la constitution de l’Etat Islamique. Il y a aussi des causes de socialisation familiale qui entrent en jeu. Mais c’est certainement cette culture religieuse enfermante qui a fait croire à ces jeunes que la seule issue est celle de la lutte et du combat. Il y a aussi les recruteurs locaux ou la bande de copains, etc. Encore une fois, les recruteurs, on en dit que ce sont des gens qui endoctrinent facilement mais c’est beaucoup plus complexe. Pour parvenir à convaincre un jeune de faire ce geste de partir qui n’est pas rien, il induit une rupture avec la famille, voire d’aller mourir très souvent. Pour les convaincre, il faut quand même avoir des personnalités fortes et crédibles aux yeux des jeunes. C’est l’ensemble complexe de causes qui fait que les jeunes partent en Syrie.
On voit aussi des jeunes non musulmans partir en Syrie. Qu’est-ce qui peut pousser un jeune Belge à se convertir et à partir?
Ce qui me frappe dans les récits de convertis, c’est d’abord l’attrait pour la foi musulmane, pour une foi simple et vigoureuse avec des rites d’une grande simplicité. Ce rapport direct avec Dieu est une des forces de l’islam. Il n’y a pas d’intermédiaire institutionnel et on peut comprendre comment des jeunes individualisés peuvent ressentir un attrait pour cela, avec un rapport direct à la transcendance. Prenons le Ramadan: c’est un effort pour Dieu. Du point de vue sociologique et anthropologique, le Ramadan est une invention extraordinaire. Pendant un mois, toute une communauté de foi vit dans un temps renversé dans le seul but de faire un effort considérable pour Dieu. L’islam salafiste est aussi un islam qui rassure parce qu’il donne des normes précises, claires et nettes. Il y a là, peut-être, un questionnement à avoir sur une pédagogie trop ouverte par rapport à la recherche d’équilibre. Il y a aussi, par la suite, une haine de la société dans laquelle nous vivons. C’est une révolte bien qu’ils soient issus de cette société qui se nourrit de leur vécu personnel difficile. C’est aussi un vécu, probablement familial, difficile qui les amène à trouver dans ce groupe de pairs une sorte de chaleur humaine. Etre amis au combat implique une solidarité de camarades de combat, marquée par une affectivité dense qui se substitue à une solidarité familiale. On est de nouveau devant des processus extrêmement complexes, qu’il faut appréhender dans toutes leurs subtilités.
Gardez-vous l’espérance qu’un jour ce phénomène, que nous vivons très fort actuellement, s’atténuera ou disparaîtra et que nous aurons une société en paix?
Oui et c’est une espérance concrète. Cette société viendra si nous nous retroussons les manches pour agir. Elle ne viendra pas toute seule. Si on ne fait rien, ce sera plutôt le radicalisme ou la confrontation d’un côté ou de l’autre.
Propos recueillis par Clotilde Nyssens et Jean-Jacques Durré
(Extraits de l’émission « En débat » sur RCF). Interview à écouter en entier ici.