De plus en plus de familles d’agriculteurs et de maraîchers veulent aider à faire (re)germer, dans les murs de leur exploitation, des trajectoires humaines malmenées par la vie.
Seul un regard aiguisé permet de les distinguer. Mais, c’est certain, elles vont se multiplier dans nos campagnes. « Elles », ce sont des parcelles agricoles ou maraîchères d’un nouveau genre, fréquentées par un public inhabituel. On en compte déjà au moins cinq dans le Brabant wallon, mais une douzaine de fermes de la province de Luxembourg ont été concernées également, récemment, par un projet pilote mené avec succès. Et le Hainaut va s’y mettre à son tour. La particularité de ces « fermes sociales » consiste à accueillir, le plus souvent un jour par semaine, sous le regard bienveillant de l’agriculteur ou de l’éleveur et de sa famille, un public en décrochage, avide de remettre un pied à l’étrier de la vie. En échange de son travail, celui-ci reçoit, par exemple, une partie de la production maraîchère.
Le but, pour le bénéficiaire, n’est pas d’acquérir un diplôme et encore moins de trouver un travail. Il s’agit plutôt de réapprendre le goût du projet, la saveur du contact humain, la confiance en soi et les autres après – par exemple – le passage dans une institution psychiatrique. Ces personnes ont souffert – ou souffrent encore – d’une schizophrénie, d’une assuétude ou d’une dépression profonde. Elles ne sont pas nécessairement prêtes à retrouver la vie « normale ». Le succès des circuits courts est une aubaine à cet égard car ils leur permettent de rencontrer les clients de la ferme et, au-delà des soins à la terre et aux animaux, d’y renouer avec une certaine normalité dans les rapports sociaux.
Un dialogue improbable
Un des principaux initiateurs de cette formule est un jeune sociologue, Samuel Hubaut, fondateur de l’ASBL « Nos Oignons » en Brabant wallon. « Je souhaitais mettre en relation deux mondes peu habitués à se parler, explique-t-il aujourd’hui, l’agriculture et la souffrance mentale. Permettre aux personnes en difficulté de retrouver prise sur un contexte social source d’inquiétudes et qui, souvent, les dépasse ou les étouffe ». Ailleurs, dans la Haute Sûre (province de Luxembourg), le public visé est plutôt celui des institutions pour personnes handicapées et des jeunes dépendant de l’Aide à la Jeunesse. « C’est fou, les balises et les valeurs qu’une famille d’agriculteurs peut transmettre à un jeune sans repères, parfois sans en être consciente », souligne Laetitia Stilmant, animatrice du Groupe d’action locale (GAL) concerné.
Concrètement, comment cela se passe-t-il? Accompagné par l’exploitant, le stagiaire nourrit le bétail, place des clôtures, récolte le miel, fabrique du beurre ou de la confiture, appose les étiquettes sur les produits, et, surtout, il apprend à se (re)familiariser avec un horaire (par exemple la traite des vaches), un cycle (les saisons), les contraintes impondérables (la météo), les frustrations (l’autorité de l’exploitant), etc. Le tout, sous la houlette d’accompagnants médico-sociaux qui jouent le rôle de trait d’union avec l’institution.
Les trois parties (« stagiaire », institution, agriculteur) signent une convention fixant les droits et les obligations de chacun. Cet accord permet de répondre aux réticences des exploitants: quid en cas d’accident, comment éviter l’accusation d’engager « au noir »? La convention permet aussi de fixer les modalités de l’accompagnement, qui ne coulent pas nécessairement de source. Combien d’heures le stagiaire peut-il travailler? Comment le rémunérer? Peut-il se désaltérer avec une bière? Etc.
Cette formule à trois se pratique déjà avec succès depuis dix ans, en Flandre, au sein du « Steunpunt groene zorg » (Point d’appui « Soins verts ») (1). Près de 600 agriculteurs professionnels, aujourd’hui, accueillent une ou deux fois par semaine des jeunes ou des adultes venus de diverses institutions. Les petites exploitations peu mécanisées, où prime la relation interpersonnelle, sont privilégiées. En échange de sa disponibilité, l’agriculteur reçoit une subvention modeste: 20 euros la demi-journée).
« Rien de neuf sous le soleil », s’étonneront certains. Les valeurs d’entraide n’ont-elles pas toujours été très présentes dans les fermes familiales? « L’exclu et le marginal ont toujours trouvé une place dans les activités liées à la terre », souligne Valérie Mayérus, chargée de mission chez Accueil champêtre en Wallonie. Sauf que voilà: les exploitations agricoles n’ont cessé de s’agrandir et de se mécaniser. Et, urbanisation aidant, le tissu social de nos campagnes a eu tendance à se morceler au détriment de ces valeurs d’accueil. Avec la course aux rendements, beaucoup d’exploitants n’ont eu d’autre choix que de se détourner de cette dimension d’ouverture sur le monde extérieur. Particulièrement présente parmi les jeunes générations, l’envie de retourner à une activité plus proche de la terre constitue manifestement un terreau propice pour cette façon de (re)tisser du lien humain (2).
Francis Demars
(1) L’expérience flamande des « fermes vertes », de même que les diverses interventions de cet article, sont issues d’une récente journée d’étude organisée à Grez-Doiceau par SAW-B et l’ASLB « Oignons ».
(2) Une visite des initiatives menées en Flandre est organisée le 3 mars prochain à partir de la région des Collines, avec traduction simultanée. Infos: 019/54.60.51 ou 0471/21.28.01 ou www.nosoignons.org