En quelques heures, l’information a fait le tour des médias: la piscine de Coxyde va être interdite aux demandeurs d’asile! En cause: l’agression d’une gamine par un de ces étrangers installés dans la commune. Et chacune, chacun d’y aller de son commentaire, de faire le lien avec les agressions de Cologne: c’est sûr, « ces gens-là » ne respectent pas nos codes, nos valeurs, nos femmes… Et d’ailleurs, pourquoi les jeunes hommes seuls sont-ils majoritaires dans ces hordes de migrants qu’on ne sait plus où caser? Semez une graine de rumeur, il se trouvera toujours assez de fumier pour l’entretenir.
Rumeur, oui. Car à peine deux jours après, une info chassant l’autre, les langues se délient. On apprend que les parents de la fillette n’ont pas déposé de plainte. Curieux, non? Pas vraiment, car en réalité, ils n’en avaient aucun motif. Si le jeune Irakien de 22 ans s’est précipité vers la fillette et l’a prise dans ses bras, c’est parce qu’elle était en difficulté et criait pour qu’on lui vienne en aide. Loin de l’agresser, il lui portait secours… Qui osera évoquer le principe de précaution lorsque le maître-nageur, au vu de la scène, se précipite pour appeler la police? Lorsque celle-ci embarque le jeune homme au prétexte d’agression sexuelle? Lorsque celui-ci se retrouve en centre fermé?
Quel paradoxe! Nous sommes immergés dans un océan d’images, au point que nous n’y prêtons même plus de véritable attention. Du coup, notre regard se brouille et se retrouve affligé de maux divers. La myopie, qui nous empêche trop souvent de voir plus loin que le bout de notre jardin, de notre quartier, de nos préoccupations: l’Irak, la Syrie c’est loin, trop loin et vingt migrants noyés en mer sont plus flous que la victime d’un vol de GSM dans la rue d’à côté. La presbytie, qui fait que nous ne remarquons plus, au cœur même de notre quotidien, les pépites de beauté, de générosité, d’inventivité – recouvertes qu’elles sont par les mesquineries et les regrets du « bon vieux temps ». Et puis, il nous arrive même de loucher, de dire une chose et son contraire, de vouloir l’accueil de l’autre et d’ériger des barrières, de vouloir le salut de planète et de courir au salon de l’auto…
Et si nous réajustions notre regard? Si nous chaussions des lunettes fabriquées conjointement par la raison et le cœur? Histoire d’y voir plus clair dans le fouillis d’infos. Histoire de ne pas prendre des vessies pour des lanternes et un geste de secours pour une agression. Histoire d’avoir le bon focus, la juste distance qui nous permet de tout accueillir – la beauté et la laideur, la légèreté et la pesanteur, l’amour et la discorde – sans nous laisser submerger par des émotions passagères (ah! les élans de Charlie et les larmes pour le petit Aylan…), sans nous réfugier non plus derrière une indifférence bien commode (on ne peut quand même pas accueillir toute la misère du monde…).
Amis lectrices, amis lecteurs, cette chronique (et celles qui, je l’espère, suivront!) voudrait être cela: un moment d’ajustement du regard. A chacune, à chacun le sien: chaque photographe est unique… L’important, c’est de saisir avec justesse, avec la bonne distance, ce qui s’offre à nous. Images de notre vie, pour nourrir notre vie.
Myriam Tonus
Chronique parue dans l’hebdomadaire Dimanche n° 5 (daté du 7 février 2016). Retrouvez chaque mois la chronique de Myriam Tonus dans Dimanche