L’Abbé Paul Scolas, théologien, chargé de cours à la faculté de théologie de l’UCL, et co-organisateur du colloque, nous a accordé un entretien au premier jour de celui-ci. Il est revenu sur les objectifs des colloques Gesché, et plus particulièrement sur les enjeux liés à la question du diable.
Paul Scolas, avant d’en venir au programme et aux enjeux de ce colloque, est-ce qu’on peut dire que le thème du diable est un sujet d’actualité, dans notre Occident moderne, alors que l’Eglise en parle moins souvent que par le passé?
Il y a là effectivement un paradoxe, qui nous a motivés à choisir ce thème pour le colloque de cette année. Il y a une actualité concrète: les exorcistes sont constamment sollicités dans les diocèses. Il y a des gens qui voient le diable partout. D’une certaine manière, il n’y a plus que les prêtres, les catéchistes et les théologiens qui ne le voient nulle part.
Le diable est présent dans la tradition chrétienne, dans le récit chrétien. Il est d’ailleurs bien plus présent dans le Nouveau Testament que dans l’Ancien, y compris dans les Evangiles, où on raconte un combat de Jésus contre Satan. Dans les années 1960 et ‘70, on a commencé à ne plus en parler dans nos sociétés. Mais, dans les premiers siècles chrétiens, il était bien présent. Il y avait énormément d’exorcismes. Il faut certainement réinterpréter cela, mais on ne peut pas se contenter de dire que les gens de cette époque n’avaient rien compris…
Comment expliquer ce regain d’intérêt pour le diable, aujourd’hui, même dans les milieux non chrétiens? Est-ce une façon d’exorciser le mal, justement? A-t-on besoin de nommer ce que l’on combat?
Devant l’énigme, mais surtout l’épreuve concrète du mal, on a besoin de rationaliser, en disant par exemple: « quelqu’un est responsable de…, et ce n’est pas moi ». A certaines époques – au Moyen-Âge, mais pas uniquement –, la peur était très présente dans le christinanisme concret, populaire. Après sont venues les Lumières, avec leur optimisime quant aux capacités de la raison, qui était comme un dogme fondamental. Le dogme chrétien que les penseurs des Lumières haïssaient le plus était d’ailleurs celui du péché originel. Et puis, dans la société moderne, des phénomènes de déchaînement immense du mal se sont produits, comme avec les crimes nazis. Cela a posé à nouveau la question d’un mal qui est certes produit par des hommes, mais qui a l’air de déborder les volontés concrètes. Il y a une sorte d’excès du mal auquel l’homme moderne a été confronté.
Concernant le colloque qui a démarré aujourd’hui (3 novembre, ndlr.), il s’agit donc de la XIIIe édition du colloque Gesché. Quels est l’esprit et l’objectif de ces colloques, qui existent depuis 1991? Et pourquoi les colloques portent-ils le nom de « Gesché »?
Adolphe Gesché, qui a été professeur de théologie dogmatique ici à la faculté, a publié en son temps une collection appelée « Dieu pour penser ». Le premier volume s’intitulait « Dieu pour penser… le mal », et il y aborde aussi la question du démonique.
En 1991, il a voulu proposer quelque chose qui n’entrait pas dans le cadre des cours donnés à la faculté de théologie et qui ne concerne pas que les théologiens, mais aussi un public plus large. Tout en gardant une réelle exigence. Par la suite, les colloques se sont inspirés de la manière dont Adolphe Gesché faisait de la théologie: en cherchant, dans la manière dont certaines questions se posent à tel ou tel moment, les grandes questions humaines qui s’y expriment, et en se demandant comment la foi chrétienne peut y répondre.
Gesché disait volontiers que la foi chrétienne est, en quelque sorte, un « réservoir de réponses », de chemins, par rapport à des grandes questions humaines, et qu’il faut retrouver ces questions pour faire parler les réponses aujourd’hui. Retrouver à quoi ces réponses répondent. Dans cette perspective, il allait rechercher des points de la tradition qui restaient dans l’ombre. Par exemple la question du péché originel. Pas seulement pour relever ce que dit la tradition, mais en examinant quels sont les enjeux d’humanité, de foi, qui se profilent derrière la question abordée.
Le colloque actuel, qui a choisi d’aborder le thème du diable, présent dans la tradition chrétienne, se veut fidèle à cette façon de travailler.
Le colloque se veut interdisciplinaire. La thématique du diable sera abordée par le biais de la réflexion théologique, mais pas uniquement…
La question du diable, en l’occurrence, déborde le contexte chrétien. La figure du diable n’est d’ailleurs pas d’origine spécifiquement biblique. On la retrouve aussi ailleurs. Aujourd’hui, elle est présente, par ailleurs, dans le monde des jeux vidéos, ce dont parlera l’anthropologue Olivier Servais. Le diable est également présent dans la littérature. Gesché, d’ailleurs, s’intéressait beaucoup à la littérature, parce qu’elle est porteuse de certaines questions et de réponses. Elle revisite parfois le christianisme de manière très vivante. L’abbé Benoît Lobet, qui est théologien, connaît bien l’œuvre de Georges Bernanos, l’auteur de « Sous le soleil de Satan… ». Il nous en parlera au cours de ce colloque. D’autres approches sont également prévues, notamment historique et psychologique, sans oublier l’exégèse, évidemment, qui est une science religieuse très importante.
A de nombreux égards, on peut donc lire les évangiles comme un combat entre Jésus et les forces du mal. Satan y est bien présent, comme une entité personnelle. Faut-il comprendre cette présence en un sens littéral? Ou s’agit-il d’ une façon d’exprimer le mal, de lui donner un visage? Ou la vérité est-elle entre les deux ?
Pour ce colloque, on a mis en exergue une phrase de Gesché, qui dit: « En supprimant le démon, nous supprimons une énigme. Or, il est très dangereux de supprimer les énigmes ». Il est important de préserver cette dimension énigmatique du diable, de ne pas éliminer cette figure. La bible aborde la question de l’homme et du mal en termes de tentation. Qu’est-ce qui tente l’homme? Qui tente l’homme? Dans son livre sur le mal, Adolphe Gesché souligne cette dimension-là, qui contribue à ce que tout le poids de la culpabilité ne retombe pas sur l’homme.
Le diable reste une énigme: qu’est-ce que le serpent de la Genèse? Il y a cependant des points de repère importants qui tiennent à la manière, surtout chrétienne, d’aborder cette figure. Dans la Genèse, on dit que c’est une créature de Dieu. Donc, ce n’est pas un dieu du mal à côté du Dieu du bien. Il y a, par conséquent le rejet d’un dualisme dans ce qu’il a de fataliste, et cela, c’est très important. Le récit chrétien des Evangiles est un récit de la victoire sur le mal, sur les « puissances, les principautés », comme dit Paul. En gardant la figure du diable, on insiste donc sur le fait que le mal est puissant, mais non pas tout-puissant.
Une certaine génération de chrétiens minimise cette figure. On n’aime plus la nommer, sauf quand on est aux prises avec le mal. Par exemple: comment, au début du 21e siècle, DAECH peut-il commettre tous ces crimes au nom de Dieu? Qu’est-ce qui fait que tout cela arrive dans le monde? Il y a donc un « mystère d’iniquité », qu’on ne peut pas éliminer « comme cela ».
En même temps, la tradition chrétienne aime souligner que le mal entre dans le monde par un acte libre de refus de Dieu, comme le dit cette tradition qui parle de l’ange déchu. Même s’il ne faut sans doute pas la prendre au premier degré, il y a là un accent mis sur la liberté. Ce qui est aussi très important, et étonnant, c’est la forme que prend la victoire sur le mal dans les Evangiles. L’image de saint Georges qui vainc le dragon est présente dans toute la chrétienté, mais la victoire du Christ sur le mal n’est pas vraiment de cet ordre-là. C’est une représentation de la victoire, somme toute, pas vraiment chrétienne. La victoire sur le mal est celle d’une descente, celle où l’Agneau de Dieu prend le mal sur lui et va le vaincre, mais autrement, on pourrait dire « par en-bas », en assumant et en traversant le mal dans une confiance en son Père, et dans l’amour de l’humanité.
Propos recueillis par
Christophe HERINCKX