« Il fait entendre les sourds et parler les muets ».
En ce temps-là, Jésus quitta le territoire de Tyr; passant par Sidon, il prit la direction de la mer de Galilée et alla en plein territoire de la Décapole. Des gens lui amènent un sourd qui avait aussi de la difficulté à parler, et supplient Jésus de poser la main sur lui. Jésus l’emmena à l’écart, loin de la foule, lui mit les doigts dans les oreilles, et, avec sa salive, lui toucha la langue. Puis, les yeux levés au ciel, il soupira et lui dit: « Effata! », c’est-à-dire: « Ouvre-toi! » Ses oreilles s’ouvrirent; sa langue se délia, et il parlait correctement.
Alors Jésus leur ordonna de n’en rien dire à personne; mais plus il leur donnait cet ordre, plus ceux-ci le proclamaient. Extrêmement frappés, ils disaient: « Il a bien fait toutes choses: il fait entendre les sourds et parler les muets. »
Textes liturgiques © AELF, Paris.
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La venue du Messie chez les païens
Après la discussion avec les Juifs sur les règles de pureté, Jésus était parti en territoire païen; là, il a guéri la fille de la syro-phénicienne qui avait manifesté une foi que Jésus aurait bien voulu trouver auprès de ses compatriotes.
Les épisodes suivants se déroulent également en territoire païen, en Décapole, plus précisément: c’était une confédération de dix villes grecques, pour la plupart situées à l’est du Jourdain, que Pompée avait soustraites à l’administration d’Hérode et rattachées à la province romaine de Syrie. C’étaient des villes de culture grecque et non juive. Marc ne précise pas de quelle ville il s’agit, la pointe de son propos n’est pas là. C’est ici que se déroule l’épisode de ce dimanche, la guérison d’un homme qui était doublement infirme: il était à la fois sourd et bègue. Nous verrons tout à l’heure que Marc a choisi soigneusement ce vocabulaire.
Pour l’instant, je reprends le texte : Jésus quitte donc la région de Tyr ; passant par Sidon, il prend la direction du lac de Galilée et se rend en plein territoire de la Décapole, c’est-à-dire en milieu païen. On lui amène un sourd-bègue, et on le prie de poser la main sur lui. Alors, Jésus fait quelque chose qu’il n’avait jamais fait jusqu’ici, il emmène l’infirme à l’écart, loin de la foule et il fait sur lui les gestes que faisaient habituellement les guérisseurs: « Jésus l’emmena à l’écart, loin de la foule, lui mit les doigts dans les oreilles, et, prenant de la salive, lui toucha la langue. » Il ne change donc pas les gestes, mais il va leur donner un sens nouveau: car, à partir de là, Jésus diffère des autres: « les yeux levés au ciel, il soupira et lui dit: Effata! c’est-à-dire: Ouvre-toi! » Le geste de lever les yeux au ciel est sans ambiguïté: Jésus ne guérit que grâce au pouvoir que lui donne son Père.
Quant au soupir, à en croire le vocabulaire, il s’agit plutôt d’un gémissement: le même mot est employé dans les Actes des Apôtres par Etienne dans son discours pour décrire la souffrance du peuple d’Israël esclave en Egypte; Paul emploie ce mot également pour dire l’impatience de la création captive en attente de sa délivrance: « La création tout entière gémit dans les douleurs d’un enfantement qui dure encore » (Rm 8, 22) et il l’emploie encore quand il parle de l’Esprit Saint qui prie dans le cœur des croyants (Rm 8, 26). En Jésus qui gémit, n’y-a-t-il pas tout cela? L’humanité attendant sa délivrance? Et aussi l’Esprit qui intercède pour nous? Parce que notre souffrance ne peut laisser Dieu indifférent.
Il fait entendre les sourds et parler les muets
Et voilà notre infirme guéri: « Ses oreilles s’ouvrirent; aussitôt sa langue se délia, et il parlait correctement. » Une fois de plus, Jésus donne une consigne stricte de silence: espère-t-il être obéi? Peine perdue. « Alors Jésus leur recommanda de n’en rien dire à personne; mais plus il le leur défendait, plus ils le proclamaient. Très vivement frappés, ils disaient: Tout ce qu’il fait est admirable: il fait entendre les sourds et parler les muets. »
Sans le savoir, puisqu’ils sont des païens, ils citent les Ecritures: « Tout ce qu’il fait est admirable » est une reprise du constat de la Genèse; se retournant sur l’œuvre qu’il avait faite en sept jours « Dieu vit tout ce qu’il avait fait. Voilà, c’était très bon. » (Gn 1, 31); « il fait entendre les sourds et parler les muets » est un rappel des promesses d’Isaïe pour l’ère de bonheur qui s’ouvrira au moment de la venue du Messie: « Alors s’ouvriront les yeux des aveugles et les oreilles des sourds. Alors le boiteux bondira comme un cerf et la bouche du muet criera de joie. » (Is 35, 5-6; texte de la première lecture de ce dimanche). Les promesses messianiques sont donc pour tous, Juifs et païens. Et, curieusement, ce sont les païens, apparemment, qui en déchiffrent le mieux les signes. Ils « proclament », nous dit Marc; là encore, il ne choisit certainement pas le mot par hasard; il a usé du même pour Jean-Baptiste (1, 4 « proclamant un baptême de conversion en vue du pardon des péchés »), pour le lépreux (1, 45 « une fois parti, il se mit à proclamer bien haut et à répandre la nouvelle »); enfin, ce sera l’ordre donné par Jésus à ses apôtres après sa Résurrection (16, 15 « Allez par le monde entier, proclamer l’évangile à toutes les créatures. « )
En attendant, les apôtres ont encore du chemin à faire: Marc accumule tout au long de son évangile des notations très négatives à leur propos, faisant ainsi ressortir la solitude de Jésus. A de multiples reprises, en effet, l’évangéliste rapporte des paroles de Jésus non équivoques sur leur difficulté à entrer dans son mystère: par exemple, après la parabole du semeur, « Vous ne comprenez pas cette parabole! Alors comment comprendrez-vous toutes les paraboles? »(4, 13); à la fin de l’épisode de la tempête apaisée: « Pourquoi avez-vous si peur? Vous n’avez pas encore la foi? » (4, 40-41); et surtout après la deuxième multiplication des pains: « Vous ne saisissez pas encore et vous ne comprenez pas? Avez-vous le cœur endurci? Vous avez des yeux: ne voyez-vous pas? Vous avez des oreilles: n’entendez-vous pas? » (8, 18). Cette surdité et cet aveuglement subsisteront jusqu’après la Résurrection de Jésus: « Il leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leur cœur parce qu’ils n’avaient pas cru ceux qui l’avaient vu ressuscité. » (16, 14).
Alors nous comprenons mieux l’intérêt tout spécial que Marc porte au récit qui nous retient ici (la guérison du sourd-muet en Décapole) et, un peu plus loin, à la guérison d’un aveugle à Bethsaïde, en territoire juif cette fois (deux récits propres à Marc); quoi qu’il en soit de nos lenteurs à croire, le temps messianique est bel et bien arrivé pour tous les hommes. Comme l’avait encore dit Isaïe: « Les yeux de ceux qui voient ne seront plus fermés, les oreilles de ceux qui entendent seront attentives, les gens pressés réfléchiront pour comprendre et la langue de ceux qui bégaient parlera vite et distinctement. » (Is 32, 3-4).
Marie-Noëlle Thabut
(L’intelligence des Ecritures – Ed. Artège)