Myriam Tonus raconte son enfance à Verviers


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Myriam Tonus raconte son enfance à Verviers
Par Anne-Françoise de Beaudrap
Publié le - Modifié le
4 min

Exif_JPEG_PICTUREDans la Libre Belgique du 27 janvier, l'auteure et théologienne Myriam Tonus livre un regard sur l'enfance qu'elle a vécu dans la ville basse de Verviers. Pour elle, "l'ascenseur social a fonctionné. Et aujourd'hui?"

La rue de la Colline, à Verviers, je la connais. C’est là qu’habitait mon professeur de piano, il y a 50 ans. C’est par cette rue aussi que souvent je passais pour aller à l’école, un docte institut situé dans un quartier résidentiel. Mes parents et moi habitions "en bas", près de la Vesdre, dans le quartier de Hodimont. Tous les jours, donc, je passais de la ville basse à la ville haute (tout un symbole !) en longeant un parc - le seul espace vert que je connaissais - qu’il était interdit de traverser, réservé qu’il était aux membres de je ne sais plus quelle société ou confrérie. Dans mon quartier, pas de jardins, mais des petits commerces, le grouillement d’un petit peuple laborieux dont j’appris trop vite à l’école qu’on le qualifiait de populace. On s’y sentait bien, entre nous, enfants d’une culture où l’on avait le verbe haut et cru, la taloche facile, mais le cœur sur la main.

Ces profs furent mes anges

Parce qu’ils voulaient que leur fille connaisse un sort plus enviable que le leur, mes parents m’avaient obligée à faire des humanités dans la meilleure école de la ville. A cette époque, l’école était encore un "ascenseur social" et c’est dans cet institut où mes parents ne mirent jamais les pieds (pas même le jour où je reçus mon diplôme !), parce que, disaient-ils, "ce n’était pas leur milieu" , c’est là, donc, que je fis une expérience qui a construit une grande part de mon identité. D’une part, je découvris que l’on pouvait considérer tous les êtres humains dans une égale dignité : grâce au tablier, qui effaçait les différences vestimentaires criantes, grâce surtout à l’accueil et au respect inconditionnel que manifestaient tous les adultes, religieuses et professeurs, je pus sans difficulté intégrer de nouveaux codes sociaux, une culture, des savoirs qui sans cela me seraient demeurés inaccessibles. Ces adultes furent mes anges, mes boucliers, et il m’en fallait bien ! Parce que, côté copines, ce ne fut pas tous les jours la joie. Certaines demoiselles des beaux quartiers ne se privaient pas de me rappeler d’où je venais. J’entends encore la voix dégoûtée : "Mais tu vis dans un taudis !" N’exagérons rien, c’était juste un logement populaire. Mais suffisamment répulsif pour n’être pas invitée aux soirées et ne recevoir aucune visite. A 13 ans, je pense que j’avais intégré les bases de la ségrégation sociale; en fin d’humanités, j’avais en moi la rage et une haine de cette classe sociale qui savait si bien humilier.

Le cadeau d'estimer tout être humain

J’ai fui Verviers pendant 40 ans - les brûlures de l’humiliation laissent des traces indélébiles. Et puis, par hasard, j’ai dû y retourner il y a peu. Je suis retournée dans mon cher quartier de Hodimont. Les ouvriers ont été remplacés par une population étrangère - autre homogénéité. Dans la maison où j’ai vécu, il y a une boulangerie turque, et un kebab a remplacé la friterie. Mais c’est la même chaleur, la même gouaille; je ne me suis pas sentie vraiment étrangère. Ce qui n’a pas changé non plus, c’est le jugement et le mépris infligés par certains : "Ah bon ! Vous avez vécu dans ce quartier ? Vous avez vu la population qui s’y entasse ?" Comme si, il y a 50 ans, on nous regardait avec amitié et bienveillance… Et je crains fort qu’aujourd’hui, il soit infiniment plus difficile pour les enfants de "ces quartiers" de monter dans l’ascenseur social scolaire…

La mixité sociale et la citoyenneté ne se décrètent pas. Elles ne s’apprennent pas dans des cours, si bien intentionnés soient-ils. Si, au quotidien, on bute contre les subtiles et redoutables barrières élevées entre les beaux quartiers et les autres, si on est conscient de n’être pas à la bonne place, d’être du bon côté de la ligne, d’avoir les bons codes, on risque bien de déraper. Ça n’excuse en rien la violence, toujours détestable, mais ça l’éclaire un peu. Puissions-nous prendre la relève de ces adultes qui m’ont guérie de la haine et qui, parce qu’ils ont cru en moi, m’ont fait le cadeau de pouvoir estimer tout être humain.

Myriam Tonus

Catégorie : Belgique

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