Michel Serres: « L’homme est dans une transformation qu’il ne voit pas »


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Michel Serres: « L’homme est dans une transformation qu’il ne voit pas »
Par Pierre Granier
Journaliste de CathoBel
Publié le - Modifié le
3 min

Michel Serres était hier soir l'invité des Grandes Conférences Catholiques, à Bruxelles. Le philosophe français a livré son diagnostic sur notre société en crise. Les origines de celle-ci tiennent à la formidable évolution qu'elle a subie en un siècle.

C'est avec un souvenir que Michel Serres a ouvert sa conférence. En 1989, il a vécu un séisme sur la faille de San Andreas, en Californie. A hauteur d'homme, on ne voit à cet endroit aucune crevasse. Il faut prendre du recul, s'élever donc, pour visualiser cette "cicatrice superficielle" qui signale en fait une faille géante dans la Terre qui correspond à la rencontre des plaques tectoniques du Pacifique et d’Amérique du Nord. Cet exemple, le philosophe en a fait une métaphore pour expliquer que les "séismes" boursiers, financiers, économiques et sociaux que nous vivons sont aussi les signes superficiels de changements profonds que notre société est en train de vivre sans vraiment s'en rendre compte. Et que, comme après toute crise (au sens médical ou politique du mot), la société ne reviendra pas à l'état antérieur, au statu quo, mais devra inventer un nouvel état.

Michel Serres a donc proposé d'examiner les "plaques tectoniques" de notre société au travers d'un certain nombre de changements profonds intervenus au cours du XXe siècle. Au premier rang desquels se situe le fait que ce siècle a vu s'achever une période commencée au néolithique: celle où les paysans étaient majoritaires. Ils ne sont plus que 2% aujourd'hui et cela change bien sûr notre rapport au monde.
Il a pointé ensuite les progrès de la médecine, l'efficacité des soins, depuis les années 1950-60. Non seulement on soigne mieux mais on a même réussi à éradiquer des maladies (comme la variole). Conséquence de ce progrès: l'espérance de vie a fait un bond prodigieux. Mais on connaît aussi de moins en moins la douleur, en particulier lors de l'accouchement grâce à la péridurale que le professeur à Stanford considère comme une invention capitale. "Quid de la morale doloriste dans ce cas? Et de la Bible qui affirme que la femme accouchera dans la douleur?" Cette amélioration de notre santé a eu aussi une conséquence sur notre rapport à l'apparence physique."Un nouveau corps est né que l'on peut montrer", nous dit encore M. Serres.
Autre fait marquant: nos pays vivent en paix depuis plus de 60 ans. "Encore quelque chose de capital que l'on oublie!". Mais que représentent 60 années quand l'horizon culturel des jeunes générations se compte en milliards d'années, remontant au moment du big-bang...

Et puis bien sûr il y a les nouvelles technologies: Gps, Gsm, Internet. "Les nouvelles technologies ne réduisent pas les distances: elles les annulent!", a expliqué Michel Serres. "Nous n'habitons plus le même espace. Le problème est qu'Internet est un lieu de non-droit dans lequel l'enseignement et la politique se font…" avertit l'académicien qui proposera alors de se référer à l'évolution de nos mots pour mesurer l'importance de la crevasse que nous traversons. "L'Académie française publie son dictionnaire par cycle de 20 ans. Du XVIIe siècle jusqu'à notre dernière édition, le gradient de variation était de 3 à 4.000 mots à chaque édition. Entre la dernière édition et la prochaine, il sera de 35.000 ! Non pas à cause de l'influence de l'anglais mais à cause des nouveaux métiers… La fin de la culture rurale a fait disparaître de 2.000 à 2.500 mots".
Pourtant malgré autant de changement, nos institutions perdurent. "Elles ont fait leur temps mais nous ne le savons pas". Pour le philosophe, "l'homme est dans une transformation qu'il ne voit pas: l'individu (notion inventée par saint Paul) est né. Nous avons du mal à faire équipe" constate-t-il un peu plus tard en se référant au comportement des footballeurs français lors de la dernière coupe du monde. Peut-on réinventer un nouveau lien social?

Hier soir, Michel Serres n'a pas répondu à cette dernière question. On la trouvera dans son livre*. Mais la conclusion de son exposé (longuement applaudi) fut radicale: "L'état de notre société me fait penser à ces étoiles que l'on voit briller depuis la terre mais qui sont en réalité déjà mortes."

Pierre GRANIER

* "Temps de crises" (éditions Le Pommier)

Catégorie : L'actu

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