Dans le dernier livre de Caroline Lamarche, Cher instant je te vois, la narratrice s’adresse à son amie Margarida, frappée par un cancer virulent. Une correspondance puissante en hommage à la vie dans un monde détruit.

"Un poème par jour, Margarida, c’est peu et c’est beaucoup pour notre tendresse captive de ton corps mangé par le crabe sournois. Très méchant, disent les docteurs." L’autrice belge Caroline Lamarche donne le ton de son dernier roman dès ses premières phrases. Un ton clair, poétique, radical et délicat. Son titre, Cher instant je te vois, renvoie à un extrait de poème de Samuel Beckett, comme un tragique Carpe diem face au deuil annoncé d’une amie.
Du combat de Margarida parviennent à la narratrice ses mots enregistrés sur son téléphone portable: "Chaque matin un bilan médical, le chant du merle par la fenêtre, quelques mots qui disent l’insomnie et puis les cœurs rouge et or que tu m’envoies." En réponse à cette voix, qui peu à peu s’effacera pour se réduire à des "cœurs de Google" expédiés par les proches de Margarida, elle façonne des mots qui laissent deviner ce qui les lie, ce qui les fait rire ou ce qui les effraye.
Tout en pudeur, elle exprime l’horrible excroissance sur la poitrine de son amie, l’impuissance des soignants et l’insoutenable douleur, mais aussi le subtil émerveillement des poèmes, des musiques ou des souvenirs partagés.
Si elle trouve quelque consolation au bout de ses doigts sur le téléphone, la narratrice convoque aussi des artistes et mystiques d’autres temps. Face aux avalanches d’émoticônes, elle s’interroge: "De nos jours le totalitarisme n’est pas technocratique, il est sentimental. Où sont les prêtres qui avaient en réserve les mots des Psaumes pour relancer l’espérance […]?"
La lenteur face à la destruction
Margarida s’en va. Elle demeure pourtant partout dans les mots de son amie, qui célèbre sa vie si généreuse. Son enfance au Portugal. Sa petite chienne Deea, et les migrants hébergés chez elle. Sa voix et les sons qu’elle compose de sa fine oreille prêtée aux films des autres. Tout ce travail de l’ombre et de la lenteur, où on perçoit aussi la douleur laissée par la mort d’un frère, ou la violence de policiers forçant l’entrée de son deux-pièces, à l’aube, pour emprisonner son ami Khalid, tandis qu’ils passent les menottes à ses poignets si frêles. "Derrière ces sanglots que tu tentais d’étouffer, j’ai senti une destruction jusqu’à l’âme, jusqu’à l’os plutôt, la suite le prouvant. […] Que devient-on, détruite?"
L’interrogation de Caroline Lamarche s’élargit en définitive à notre monde. Un monde qui subit une destruction semblable à celle du corps de Margarida, et d’où elle nous adresse une terrible déclaration d’impuissance, qui nous remuera au plus profond. "Mourir sera plus doux d’avoir, dans la lenteur, bu les dernières gouttes de la beauté que nous avons détruite."
Christel VISÉE
📖 Caroline Lamarche, Cher instant je te vois, Editions Verdier, 2024.