Opinion : La trajectoire du crabe


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Opinion : La trajectoire du crabe
Par Baudouin DE RYCKE
Publié le
5 min

En ces temps de rentrée scolaire, Baudouin De Rycke, enseignant et auteur, l’avoue sans détour, il a fait partie de ceux que l’on appelle les cancres. Avis aux professeurs: il faut savoir prendre la juste mesure du drame intérieur que vivent ces enfants.

Le mot ‘cancre’ vient du latin cancer, qui signifie dans notre langue: crabe ou cancer. Entre le mauvais élève et le crabe, le lien est facile à établir, tous deux cheminant de travers, chacun à leur manière…! Quant au cancer, cette "tumeur ayant tendance à s’accroître, à détruire les tissus voisins et à donner d’autres tumeurs à distance de son lieu d’origine", il évoque on ne peut mieux la crainte qu’éprouve n’importe quel professeur de voir sa classe contaminée par un élément résolument disparate.

Pour évoquer ce drame de l’enfance, je me suis bien sûr appuyé sur ma propre trajectoire scolaire (je fus un cancre, hélas!), mais aussi sur les sentiments d’un héros que l’on ne présente plus: Le Petit Prince. En effet, j’ai toujours pensé que ce petit bonhomme aurait peut-être fait figure de cancre, lui aussi, s’il avait atterri dans une cour d’école plutôt que dans le désert du Sahara…

Quand ils relisent le célèbre conte d’Antoine de Saint-Exupéry, beaucoup repensent aux grandes personnes qu’ils ont croisées dans leur enfance. Certains d’entre eux réalisent alors qu’ils n’ont pas eu, comme le Petit Prince, la chance de croiser un renard qui leur a expliqué qu’ils avaient bien raison de perdre un peu de temps pour tisser des liens, rêver, regarder les étoiles et se repaître de mystères…
Moi qui vous écris, je n’ai rencontré cet animal providentiel qu’à 26 ans, dans un lieu que j’avais longtemps maudit: l’école!

Honte et détresse

Le miracle de la rencontre a pris la forme d’une très grande amitié: celle qui m’a lié aux jeunes élèves dont j’ai croisé la route. J’ai puisé, dans le regard qu’ils m’ont offert, une confiance durable… et des règles éducatives fécondes: prendre le temps, apprendre à voir avec le cœur, apprivoiser, créer des rites et peu à peu rendre chacun unique au monde (1). Auparavant, comme le héros de cette œuvre magistrale, j’errais dans le désert. Comme lui, cherchant à rompre ma solitude et à vaincre mon désarroi, je visitais les planètes. J’y rencontrais des rois, des businessmen, des vaniteux, des géographes, des allumeurs de réverbères… Et contrairement à lui, je n’arrivais même pas à me dire que tous ces gens étaient bizarres. Je pensais sincèrement que la personne bizarre… c’était moi.

Dans l’ombre de cette pensée négative, je développai de bien vilains sentiments, dont le plus pernicieux fut sans doute la honte.

La honte est à l’école le sentiment précoce d’une infériorité. Mêlé de peur, ce sentiment vous ronge à longueur de journée, et laisse en vous des traces indélébiles.

En ces tristes années, ma détresse se concentrait en un lieu principal: la classe. Deux ou trois fois par jour, j’y priais le ciel pour qu’on finisse enfin par m’oublier. Je priais pour que cessent ces petites tragédies qu’étaient pour moi les interrogations, les examens… durant lesquels je me lançais le plus souvent dans une imitation pathétique des bons élèves, dont les stylos enthousiastes grattaient bruyamment des lignes triomphantes, comme pour mieux me rappeler la profondeur de mon ignorance. J’en arrivai à détester mon nom, qui finissait par résonner en moi comme le signal d’une sanction imminente, d’une possible raillerie, ou d’une condamnation de mon besoin irrépressible de rêver, ou même de penser un peu trop longtemps à ce que je venais de voir ou d’entendre.

Sans doute eût-il fallu qu’un de ces "maîtres d’école", à l’abri de tout soupçon aux yeux de leur hiérarchie et de mes propres parents, me prenne à part, me parle et cherche à me comprendre…

Murs de chair

En réalité, très peu de grandes personnes arrivent à prendre la juste mesure de ce drame intérieur. Et pour cause… Comme l’a écrit Saint-Exupéry, elles ne voient dans le dessin d’un chapeau… qu’un chapeau. Elles ont toujours besoin d’explications, et elles conseillent aux poètes ou aux rêveurs de laisser de côté ce genre de dessin et de s’intéresser plutôt à la géographie, à l’histoire, au calcul et à la grammaire.(2)

Certains enfants arrivent à limiter les dégâts en répondant à la honte par l’arrogance. Quelques autres – ce fut mon cas – bénéficiant d’un encadrement familial opiniâtre et de circonstances favorables, sont arrivés vaille que vaille, avec le temps, à sublimer leur passé et à glaner les fruits de la douleur. Beaucoup, néanmoins, se replient sur eux-mêmes. Ou finissent par verrouiller la porte de leurs rêves inoffensifs, pour parler de bridge, de golf, de politique ou de cravates avec des grandes personnes qui se réjouissent de trouver en eux, des hommes ou des femmes aussi raisonnables.(3)

Et puis, il y a les naufragés: privés durablement de relations revigorantes et de repères, ils ne comprennent même plus pourquoi leur vie bascule. Personne n’a jamais soupçonné en eux la présence d’une perle de grand prix. Eux-mêmes n’ont pas vraiment l’idée de ce qu’ils valent. Mais le sentiment confus d’une valeur à défendre les fait se dresser contre des barrières imaginaires, de plus en plus infranchissables. Ainsi naît la violence: contre eux-mêmes, contre la société, contre le monde entier.

On ne le dit pas suffisamment: ce ne sont pas les murs de pierres qui font de l’école une prison. Ce sont les murs de chair: une trop grande indifférence à l’âme des enfants enténèbre les voies qui mènent à leur véritable nature. L’école a pour mission d’instruire, mais aussi d’éveiller les enfants à la vie dans toutes ses composantes: ses joies, ses lois imprescriptibles. Nul ne peut y prétendre sans s’intéresser à la totalité de leur être.

Baudouin DE RYCKE


On trouvera le prolongement de ces "confessions" dans deux ouvrages:

De mémoire d’âne et Le Petit Prince au pays de l’homme-machine, publiés en 2015 et en 2019 aux éditions Edilivre.

(1) Dans le chapitre 21, le Petit Prince croise un renard qui l’initie à cette forme de sagesse.

(2) et (3) A. de Saint-Exupéry, Le petit Prince, chapitre I.


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