"Comme tout chrétien et tout citoyen, témoigne Christophe D'Aloisio, j'ai été interpellé par la diffusion de Godvergeten". Le président de l’ACAT-Belgique prend la parole en réaction aux déclarations du ministre de la Justice qui demandait la semaine dernière l'arrêt des traitements pour les prêtres reconnus coupables d'abus.
Avec la diffusion de Godvergeten par la VRT, qui rend publics des témoignages de victimes d’abus sexuels commis par des prêtres et des religieux en Belgique, toute la société a été mise, de nouveau, devant la réalité de ces ignobles crimes, ignobles parce que les victimes étaient souvent des personnes mineures ou vulnérables, ignobles parce que les abuseurs étaient des hommes réputés moraux qui ajoutaient à l’agression un échafaudage de mensonges, ignobles parce qu’un appareil ecclésiastique se rendait coupable de complicité des abus par son silence et par la facilité qu’il procurait aux agresseurs de continuer leurs abus.
Les Églises ont-elles tiré des leçons de la dénonciation de ces abus ? En partie, probablement, mais sans doute pas assez. En tout cas, il est suffoquant de constater que des prêtres et évêques qui ont commis des faits avérés soient restés totalement impunis. C’est certainement ce qui a motivé les déclarations de nombreux responsables politiques, ces derniers jours, et en particulier du Vice-Premier Ministre et Ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne.
Consultez l'analyse de Cathobel: L'Eglise dans le viseur des politiques
Néanmoins, en paraphrasant un livre intéressant sur le mandat de François Hollande comme président de la France, on peut s’interroger sur l’opportunité qu’un ministre de la Justice, en charge des compétences fédérales en matière de cultes et de laïcité en Belgique, intervienne dans le champ médiatique pour proposer l’arrêt des traitements de prêtres qui auraient commis des abus sexuels sur mineurs (ou sur toute autre personne, évidemment) et l’imputation de ces dépenses à une ou des personnes qui assument la fonction d’évêque de l’Église catholique.
Le Ministre Vincent Van Quickenborne, en effet, a déclaré récemment : "En tant que gouvernement, nous sommes obligés de payer les salaires des prêtres. Une liste est soumise au gouvernement à cet effet. Je voudrais demander très explicitement que Mgr Bonny raye de cette liste les personnes reconnues coupables des faits et qu’à partir de maintenant, ce soit lui qui paie", selon une dépêche de l’agence Belga relayée dans la presse.
Il convient d’analyser cette proposition émise par celui qui est chargé, entre autres tâches, de veiller à l’organisation du système judiciaire belge.
Ne pas confondre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire
Quelles sont les « personnes reconnues coupables des faits » ? Vraisemblablement, l’expression désigne des prêtres abuseurs. Si ces prêtres sont reconnus coupables, il n’appartient pas à un représentant du pouvoir exécutif de prononcer une peine à leur encontre ; l’État belge dispose, à cet effet, d’un pouvoir judiciaire. À lui d’agir en conséquence et d’appliquer les dispositions du droit en vigueur. Il ne faut pas être ministre de la Justice pour savoir cela !
Si des prêtres ne sont pas condamnés alors qu’il est avéré qu’ils ont commis des abus sur des personnes mineures ou sur toute autre personne, le nœud de la question se trouve dans la définition légale du délai de prescription des faits délictueux. C’est en vertu de la loi que des faits prescrits ne peuvent pas être jugés devant les cours et tribunaux. Les délits sexuels sur mineurs commis après janvier 2005 sont en tout cas devenus imprescriptibles en vertu d’une loi de 2019. Pour les crimes et délits non prescrits, si le Ministre Van Quickenborne veut que le pouvoir judiciaire, et non le pouvoir exécutif auquel il appartient, puisse prononcer une peine qui consisterait en une privation d’argent, il lui appartient de proposer au Gouvernement, dont il est un membre éminent, de porter des projets de loi devant le pouvoir législatif compétent, à savoir la Chambre des Représentants, afin que la peine qu’il envisage soit explicitement incluse dans le code pénal (car les cours et tribunaux, en matière pénale, ne prononcent pas des peines inventées pour chaque occasion, mais uniquement celles fixées par la loi) Les décisions à ce propos reviendront au pouvoir législatif, comme il se doit selon les droits constitutionnels que ne peut méconnaître, en particulier, un ministre de la Justice.
Ne pas se tromper de cible
Quant à la suggestion du Ministre Van Quickenborne que l’actuel évêque catholique d’Anvers, qui est en charge de cette fonction depuis 2008, paie lui-même une pension aux prêtres qui sont reconnus coupables d’abus sexuels sur mineurs, elle est encore plus difficile à comprendre. Le Ministre suggère-t-il qu’on inflige une sanction pénale à un citoyen, en l’occurrence Mgr Bonny, qui n’était même pas né à l’époque où certains faits dénoncés aujourd'hui ont été commis ? En quoi ce justiciable ordinaire qu’est l’actuel évêque d’Anvers est-il responsable de ce qu’ont commis d’autres personnes ? Le Ministre Van Quickenborne semble dire que c’est Mgr Bonny lui-même, sans y être contraint, qui devrait s’engager à apporter un revenu aux prêtres reconnus coupables d’abus ; mutatis mutandis, le Ministre de la Justice suggère à l’actuel évêque catholique d’Anvers de s’auto-flageller pour les fautes commises par d’autres personnes alors qu’il n’avait strictement rien à voir avec ces personnes et avec leurs abus. Étranges paroles dans la bouche d’un homme politique laïque belge du 21e siècle.
Si des responsables ecclésiastiques commettent un délit, comme certains évêques l’ont fait en recelant des abus commis par des prêtres – et rien ne permet d’affirmer que Johan Bonny se soit rendu coupable de cela, il apparaît au contraire à l’avant-poste de la dénonciation de ces abuseurs au sein des instances disciplinaires internes de l’Église catholique –, c’est, à nouveau, aux autorités compétentes de traiter cela. En effet, en pratique, que pourrait répondre Mgr Bonny à la suggestion du Ministre Van Quickenborne ? Si un soldat se rend coupable d’abus sur qui que ce soit, est-ce au général de l’armée de payer la solde du soldat, quand bien même le général n’aurait rien fait pour faciliter ou dissimuler l’abus, voire n’aurait pas même été en poste au moment des faits ?
Distinguer droit, morale et politique en période pré-électorale
Les déclarations du Ministre de la Justice pourraient se comprendre comme une opinion politique défendue par un parti et proposée au suffrage des électeurs au moment d’un scrutin, mais Vincent Van Quickenborne n’est pas officiellement en campagne électorale, il est ministre en exercice.
Revenons à une pensée plus rationnelle. Sur le plan moral, il convient effectivement et résolument de condamner toute exaction qui a pu être commise par des membres du clergé, que l’exaction soit ancienne ou récente, prescrite ou toujours susceptible d’être traitée par le pouvoir judiciaire légitime. Et les autorités religieuses, qui n’ont pas à se mêler de dire le droit ou de prononcer des peines car elles ne sont pas des pouvoirs publics, devraient être certainement plus diligentes dans leur travail d’audit interne des fonctionnements d’Église.
Quant au ministre de la Justice, que ce soit Vincent Van Quickenborne ou tout autre responsable politique qui serait à ce poste, il est la figure qui incarne généralement, dans tout État démocratique, la séparation des pouvoirs et non celle d’un maître de morale. Dans le régime constitutionnel et parlementaire belge, le Gouvernement, et a fortiori son membre chargé de la Justice, ne dit pas la morale. C’est pourquoi un ministre de la Justice ne devrait pas dire ça…
✍ Christophe D’Aloisio,
Président de l’ACAT-Belgique
Chercheur affilié à l’Institut Religions, spiritualités, cultures, sociétés de l’UCLouvain