Dans son message de Noël, le Premier ministre éthiopien Abiy s’est carrément servi des classiques de l’antisémitisme pour accabler ses adversaires politiques. Jusqu’où faut-il aller pour perdre son prix Nobel de la paix ?, demande Benoit Lannoo.

Les infos en provenance de l’Éthiopie nous atteignent en général avec du retard. Il y a un blocage total des zones de conflit au nord du pays. De plus, les langues dans la Corne de l’Afrique, dont l’amharique et le tigrinya, sont difficiles à traduire à cause de leur joli alphabet sémitique. Et enfin, comme quarante pour cent de la population sont des chrétiens orthodoxes éthiopiens – une Église dite « des trois conciles » -, ils fêtent plutôt la Théophanie que Noël, ce qui explique pourquoi la traduction du message de Noël de l’homme fort, le Premier ministre Abiy Ahmed Ali, nous est parvenue avec plus de quinze jours de retard.
Or hélas, ce message de Noël sort du commun. En effet, son contenu est carrément haineux. Le lauréat du prix Nobel de la paix 2019 y fait un amalgame des thèmes chrétiens du Christ venant sauver l’humanité du Mal et du conflit armé que Abiy lui-même a déclenché dans son pays. En novembre 2020 en effet, les troupes fédérales éthiopiennes ont attaqué l’État régional du Tigray, mais ils y ont subi une amère défaite et des rebelles oromo et tigréens sont entretemps descendus vers la capitale du pays, Addis-Abeba. Abiy n’a respecté aucune trêve de Noël dans le conflit militaire : le jour même de la Théophanie, des drones ont lancé des bombes sur des camps de réfugiés au nord-est du Tigray et y ont tué des dizaines de civils démunis.
Mais – si possible – encore plus choquant que ces massacres, est le langage que le Premier ministre éthiopien utilise dans son message de Noël sur Facebook. Son discours est étroitement semblable à celui qui a précédé la page la plus sombre de l’histoire de l’humanité, la Shoah. Ce qui se passe actuellement en Éthiopie n’est évidemment pas du même ordre que les efforts déployés par les nazis afin d’exterminer systématiquement le peuple juif ; nous ne prétendons nullement ça le jour de commémoration de la libération des camps d’Auschwitz, le 27 janvier 1945. Mais Abiy se sert non pas par hasard de thèmes antisémites purs et durs pour attaquer ses adversaires politiques.

Le Premier ministre ne cite pas nommément les Tigrinya, mais il se sert du terme dénigrant « Wayene » afin que tout le monde sache de qui il parle quand il évoque « les ruses du Diable et de ses alliés ». À plusieurs reprises, il relie l’actualité éthiopienne aux thèmes de la Bible, en comparant ses adversaires au Roi Hérode ou à ceux « qui ont juré descendre jusqu’en enfer pour pouvoir détruire le pays ».
Mais le pire passage dans son court message est bien celui où Abiy dénonce « les traitres internes, les Juifs, qui aidaient les ennemis externes, les Romains, à persécuter le Christ ». Ce genre d’antijudaïsme est à la base de l’antisémitisme moderne ; nous, chrétiens catholiques et protestants, le savons entretemps, et nous nous sommes explicitement excusés auprès du peuple juif pour cette lecture non contextualisée de l’Évangile, qui a longtemps régi nos théologies et qui a causé tant de mal.
Abiy Ahmed Ali est né d’un père oromo musulman et d’une mère amharique orthodoxe éthiopienne, mais il est lui-même chrétien pentecôtiste. Peu importe : peut-il se servir impunément des pires caricatures antisémites pour inciter ses concitoyens à haïr les Tigrinya ? Il avait déjà lancé auparavant un appel à tuer tous les Tigrinya à Addis-Abeba, message qu’il avait ensuite vite retiré de Facebook comprenant qu’il allait trop loin. Le Comité du prix Nobel l’a déjà rappelé à l’ordre dans un communiqué de presse hors du commun le 13 janvier dernier, mais le texte du discours de Noël du lauréat de 2019 n’était sans doute pas encore connu à Oslo à ce moment-là. Abiy Ahmed Ali partage son prix Nobel de la paix avec entre autres Elie Wiesel. Que faut-il de plus pour lui ôter son titre que ces saloperies antisémites ? Un jour de commémoration des atrocités d’Auschwitz, la question nous semble pertinente.
Une carte blanche de Benoit Lannoo, consultant en dialogue œcuménique, interconvictionnel et interreligieux.