Après avoir mené l’enquête pendant trois ans, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) a remis son rapport "accablant" ce mardi 5 octobre 2021, lors d'une conférence de presse.
C’est donc mardi matin, 5 octobre, que Jean-Marc Sauvé, président de la CIASE, a remis le rapport - 485 pages, 2500 pages d'annexes - à Monseigneur Eric de Moulins-Beaufort (président de la CEF) et à Sœur Véronique Margron (présidente de la CORREF).
La parole des victimes au centre
Une conférence de presse qui a débuté par l'intervention de Alice Casagrande, membre de la CIASE. Elle a fait écho des auditions menées par la commission pendant les longs et difficiles mois d'accompagnement des victimes. En effet, les membres de la CIASE, et même son président Jean-Marc Sauvé, n'ont pas caché combien éprouvante a été l'écoute des victimes - ils étaient d'ailleurs eux-mêmes accompagnés par un thérapeute.
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La parole des victimes, il fallait en conserver une trace, souligne-t-elle. C'est pourquoi chaque point du rapport est suivi d'une citation extraite des échanges entre membres de la commission et victimes. Un travail qui a été réalisé avec et pour les victimes, précise Alice Casagrande, pour inventer autre chose que "Vous parlez, nous pensons".
"C'est de l'enfer que vous revenez"
Une expérience qui a aussi montré qu'"on ne s'habitue pas à ce genre de blessure", comme celles confiées lors des centaines d'auditions. "Des victimes devenues témoins" - titre d'un document publié en annexe du rapport - , à la recherche de justice, rarement de vengeance. Emue aux larmes, Alice Casagrande explique que la mission des membres de la commission était aussi de se montrer à la hauteur de la confiance qui leur avait été donnée par les victimes.
Une parole qui fut incarnée ce matin par la présence et l'intervention de François Devaux, fondateur de La Parole Libérée, ému également de pouvoir s'exprimer à cette occasion. Il a notamment affirmé que l'Eglise se trouvait à un tournant de son histoire, un moment de vérité, que ce rapport était une courageuse reconnaissance des faits perpétrés. "Je n'ai aucun doute sur ce que le rapport va révéler, je le sais, je sais aussi que c'est de l'enfer que vous revenez" a-t-il déclaré en s'adressant aux membres de la CIASE.
Rien n'aurait été possible sans le courage des victimes
C'était ensuite au tour du président de la CIASE, Jean-Marc Sauvé de présenter les conclusions du rapport. Il a d'abord souhaité revenir sur les spécificités du travail de la commission et de sa démarche, insistant sur la place centrale des victimes. D'abord par l'écoute de leur histoire mais aussi par le fait qu'elles ont donné chair à une mission abstraite. "Leur vécu fut la matrice du travail de la commission" car les victimes détiennent un savoir unique sur les abus, leur parole est donc le fil conducteur du rapport. Elle a permis (d'essayer) de comprendre l'indicible.
Si la chape de silence a été fracturée, poursuit le président, c'est grâce au courage des victimes, en dépit de tous les obstacles qu'elles ont pu rencontrer dans leur long et éprouvant cheminement. "Sans leur parole, la société serait encore ignorante voire dans le déni".
Etat des lieux accablant pour l'Eglise de France
Il le sait, les chiffres de ce rapport sont très attendus. Le président commence alors à révéler l'état des lieux des abus sexuels dans l'Eglise de France depuis les années 1950.
Quelques chiffres tout d'abord pour illustrer l'ampleur de la tâche accomplie : plus de 6000 contacts avec des victimes, 2819 courriers, 1628 questionnaires remplis, 243 auditions, ...
Les membres de la commission ont également étudié les archives de 31 diocèses, 15 institutions catholiques et d'autres fonds d'archives. Cette étude a permis de définir un nombre de 4800 victimes. Or, depuis 1950, le nombre des victimes mineures de clercs, religieux et religieuses dans la population française de plus de 18 ans est estimé en réalité à environ 216 000. Une estimation qui reste, hélas sans nul doute, bien en-deçà de la réalité. La CIASE a également mené des entretiens avec onze clercs agresseurs.
De tout cela, il ressort, affirme Jean-Marc Sauvé, que l'Eglise doit ajuster sa formation des prêtres, son enseignement mais aussi son mode de fonctionnement. Les chiffres, toujours a minima mais significatifs, montrent également combien il est encore difficile de toucher les victimes.
A noter également que 34% des faits d'agressions commis dans l'Eglise l'ont été par des laïcs. Hormis les cercles familiaux et amicaux, l'Eglise est le lieu où la prévalence pour les faits de pédocriminalité est la plus élevée, a souligné le président de la CIASE.
Le nombre de prêtres abuseurs a donc été estimé entre 2900 et 3200, ce qui représente un peu moins de 3% des clercs et religieux, un taux plancher plutôt bas par rapport aux estimations d'autres pays.
Concernant le caractère des abus, il s'avère que dans 80% des cas, les victimes soient des jeunes garçons entre 10 et 13 ans. L'effet d'opportunité ne peut être le seul facteur explicatif de cette particularité et de cette disparité. 32 % des faits relèvent de la catégorie du viol. Des faits aussi durables aux conséquences très graves. 60% des victimes ont connu ou connaissent encore des perturbations fortes voire très fortes dans leur vie affective et sexuelle, mais aussi dans d'autres domaines de leur vie.
Une politique ecclésiale défaillante
Jean-Marc Sauvé explique également que la courbe des faits de pédocriminalité a connu une baisse à partir des années 1970, à mettre toutefois en lien avec une baisse des effectifs religieux et de la fréquentation des établissements d'instruction catholiques. Et de souligner immédiatement que "le problème est loin d'être éradiqué".
La politique menée par l'Eglise pour gérer les cas d'abus sexuels en son sein s'est caractérisée, selon le président de la CIASE, par une "indifférence profonde, totale, cruelle à l'égard des victimes", rendues responsables de leur malheur. Et lorsque réparation était envisagée, c'était en échange de leur silence.
La prise en charge des prêtres abuseurs est qualifiée de défaillante, avec un souci premier de protéger l'institution et de maintenir les agresseurs dans le sacerdoce. Si un changement de cap s'opère au tournant des années 2000, avec le principe de la tolérance zéro et un intérêt pour la prévention de ce type de faits, il faudra attendre 2015 et la médiatisation de l'affaire Preynat pour la mise en oeuvre d'une réelle politique dans le chef de l'Eglise de France.
La CIASE recommande une profonde réforme du droit canonique ...
Parmi les 45 recommandations émises par les membres de la commission, Jean-Marc Sauvé a souhaité en évoquer quelques-unes pour regarder le passé, mais surtout envisager le présent et l'avenir.
Tout d'abord, l'Eglise doit reconnaitre sa responsabilité notamment dans l'absence de dénonciation et le fait qu'elle a exposé des enfants au risque en les maintenant en contact avec des prêtres abuseurs. Jean-Marc Sauvé évoque un ensemble de négligences et le fait que l'"Eglise n'a pas su capter les signaux" et prendre les mesures qui s'imposaient. Or, il est aujourd'hui avéré que 4% des faits étaient connus des autorités ecclésiastiques.
Ensuite, pour pouvoir aborder le présent, "il faut réparer le mal qui a été fait". En donnant un statut aux victimes via un organisme indépendant de l'Eglise. "Il faut indemniser" également les victimes, et cette démarche ne doit pas être considéré comme un don mais comme un dû, insiste le président de la CIASE.
Enfin, pour regarder vers l'avenir, une réforme du droit de l'Eglise s'impose, et la prochaine réforme du droit canonique prévue pour le 8 décembre est un premier pas dans la bonne direction. Jean-Marc Sauvé pointe une trop grande confusion dans les responsabilités qui conduit à des conflits d'intérêt.
... et remet en cause le secret de confession
La procédure canonique devrait également être ouverte aux victimes, trop souvent laissées dans l'ignorance de la procédure et de son déroulement. Aussi le secret de la confession - et le sujet fut débattu entre membres de la commission - ne peut s'opposer à l'obligation de dénoncer des atteintes graves sur des mineurs ou personnes fragiles. Une conviction à laquelle adhère personnellement le président Sauvé. "Nous sommes conscients de la sensibilité de cette recommandation" a-t-il toutefois reconnu.
Une réforme dans la gouvernance de l'Eglise fait également partie des recommandations de la CIASE, afin d'adopter des bonnes pratiques en associant plus étroitement les laïcs et en renforçant le contrôle interne pour une meilleure identification des risques. La nécessité d'adapter la formation et de veiller au discernement vocationnel font égalemet partie des points soulevés par Jean-Marc Sauvé.
Enfin, pour comprendre ce qui a nourri et justifié de tels abus dans l'Eglise, celle-ci doit probablement réfléchir en profondeur à la sacralisation du prêtre, son identification au Christ dans tous les domaines de sa vie (ce point est clairement identifié comme un problème), au principe d'obéissance quand il s'assimile à une soumission absolue, à la théologie des charismes qui peut conduire à l'assujettissement ou encore à la morale sexuelle où le tabou a rendu l'Eglise aveugle sur des faits graves.
L'institution devrait donc revoir son enseignement sur tous les points cités afin de reconnaître définitivement que "les agressions sexuelles sont des œuvres de mort".
"Il faut rétablir ce qui a été abîmé"
Malgré le ton rude et sévère du discours, c'est avec une lueur d'espoir, une note d'espérance que le président Sauvé achève sa présentation. "Nous avons contribué au travail de vérité. C'est maintenant à l'Eglise de s'en emparer". Pour retrouver la confiance des fidèles. Car l'Eglise reste une composante importante de la société. C'est donc un message d'attente, d'espoir, et à titre personnel, un message d'espérance que Jean-Marc Sauvé a souhaité adresser aux membres de l'assistance pour clôturer son intervention. "Notre espérance ne peut pas et ne sera pas détruite.[...] Il faut rétablir ce qui a été abimé."
Sophie DELHALLE
Lire l'intégralité du rapport de la CIASE
Après avoir reçu le rapport des mains de Jean-Marc Sauvé, Mgr Eric de Moulins-Beaufort, porte-parole des évêques de France, s'est exprimé. Découvrez l'intégralité de son intervention sur cathobel.be
📻 Retrouvez ce mardi 5 octobre et mercredi 6 octobre la programmation spéciale de RCF 📻
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C'est quoi la CIASE?
Le 7 novembre 2018, lors de leur assemblée plénière à Lourdes, les évêques de France ont décidé, en complément des dispositifs déjà en œuvre, la création d’une commission indépendante dont la présidence et la constitution ont été confiées à Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État. La Conférence des religieux et religieuses de France s’était à l'époque pleinement associée à cette démarche.
La mission de la CIASE s’articule autour de trois grandes phases : l’établissement des faits, la compréhension de ce qui s’est passé et la prévention de la répétition de tels drames. Son rôle était donc de dresser le bilan de l’action de l’Église contre la pédocriminalité et faire des recommandations pour l’avenir. En revanche, elle n’avait pas pour mission d’établir des responsabilités personnelles.
La commission est composée de 22 professionnels (12 hommes et 10 femmes) aux compétences variées dans les domaines du droit (pénal, canonique et de la protection de l’enfance), de la psychiatrie et de la psychanalyse, de la médecine et de la santé, de l’éducation et du travail social, de l’histoire et de la sociologie et enfin de la théologie.
Dans son rapport, rendu public ce mardi 5 octobre 2021, la CIASE émet 45 préconisations, qui vont de l'écoute des victimes à l'organisation et la gouvernance de l'Église. Il sera aussi question de réparation des victimes.