Lorsqu’il faut choisir


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Lorsqu’il faut choisir
feet standing on asphalt with multitude of arrows in different directions and question mark, confusion choice chaos uncertainty concept
Par La rédaction
Publié le - Modifié le
4 min

Souvenons-nous. C’était il y a presque un an. Des consignes étaient répétées en boucle, nous intimant de respecter la "distanciation sociale". Assez vite, amoureux et spécialistes du langage firent remarquer la maladresse de ce mot: la distanciation est un acte volontaire par lequel on entend marquer la distance. Dans le cas présent, mieux valait conseiller de garder une "distance de sécurité", par exemple. Heureusement, ce second terme, plus en accord avec l’objectif poursuivi, a réussi en grande partie à s’imposer en douceur. Les mots ne sont jamais neutres, porteurs qu’ils sont d’une charge, de signification; à force d’être répétés, ils risquent de finir par créer ce qu’ils évoquent et la distanciation, par mener à l’isolement.
Au fil du temps est apparu un autre mot: "essentiel". Il y aurait des commerces et des activités essentiels – et d’autres qui ne le seraient pas, ou moins. On peut se demander qui a suggéré – à partir d’une vision strictement binaire, encore bien – ce mot "essentiel" pour départager les heureux candidats au déconfinement et les recalés à durée indéterminée… Ouvrons le dictionnaire. "Essentiel: qui est ce qu’il est par essence, et non par accident". Etre arbre, chien ou humain est donc essentiel; par contre, être homme ou femme, chef d’Etat ou SDF relève du hasard génétique, des aléas de l’histoire, de l’accident donc. Par extension, peut être qualifié d’essentiel tout ce qui est très important, primordial, fondamental même: le respect du droit et des personnes est essentiel dans une société car sans cela s’installe une forme de chaos et de violence.
C’est donc seulement par une nouvelle extension que l’on qualifiera d’essentielle telle ou telle activité – et cette fois, le sens change car le mot devient synonyme d’indispensable, c’est-à-dire à très haute… utilité. Voilà, le mot est lâché: utilité. Quel est le degré d’utilité de l’air, de l’eau ou de la nourriture? Le plus élevé qui soit, sans conteste, car si les besoins très essentiels (respirer, boire, manger) ne sont pas satisfaits, c’est la survie biologique qui est menacée. Qualifier une activité économique d’essentielle revient donc à dire que, sans elle, quelque chose est menacé de disparition. C’est mettre ici au jour ce que l’on voudrait parfois ignorer ou qui semble tellement naturel: notre système économique est tout entier fondé sur la production/consommation de biens – quelques-uns essentiels, oui, et beaucoup d’autres de confort, voire superflus. A la différence de l’indispensable, qui rencontre les besoins qui touchent à la vie, biologique mais aussi psychique, l’utilité de tel bien, service ou activité relève pour une part de l’appréciation subjective. Un nourrisson privé de nourriture aussi bien que de présence humaine bienveillante risque la mort, ni plus ni moins; qu’il porte une brassière de marque ou celle qu’a tricotée sa grand-mère est indifférent, c’est juste une question de symboles, de marqueurs sociaux, de choix affectifs. Rien d’essentiel, donc.
Mais voilà: la logique économique a fini par transformer en essentiels et indispensables une foultitude d’objets et de pratiques qui existaient depuis belle lurette (coiffeurs, taverniers, épileuses et voyages de détente comptaient déjà dans l’Antiquité!), sans pour autant être jugés indispensables (et encore moins essentiels) par le bon peuple. Que le confort ait été rendu accessible au plus grand nombre, comment ne pas s’en réjouir? Le problème, c’est que ces objets et pratiques sont devenus… indispensables à la survie du système; ils sont devenus son… essence même! Et pour celles et ceux qui les fournissent, c’est devenu une question de survie. Voilà le serpent qui se mord la queue. Et l’on peut alors se représenter (sans pour autant y consentir) pourquoi le théâtre, une exposition ou les mouvements de jeunesse ont été considérés comme "non essentiels"; pourquoi l’on peut faire les soldes dans une galerie marchande mais non aller au concert, fût-ce dans de strictes conditions de sécurité sanitaire. Il faut aller plus loin encore, descendre jusqu’aux questions cette fois très essentielles, au sens philosophique du mot. Car ces choix quelquefois discutables prennent appui sur un autre, radical: protéger la vie biologique. Celle des plus fragiles. Et cela peut s’entendre, car toute vie a une valeur inestimable. Mais voilà: l’être humain n’est pas qu’un corps biologique et les dégâts causés par la détresse touchent indifféremment travailleurs essentiels ou non, vieillards enfermés dans leur maison de retraite et jeunes privés de leurs copains. Qu’est-ce alors qui est essentiel?... Qui vacciner en premier? Y aurait-il des vies plus essentielles que d’autres? Choisira-t-on l’utilité sociale ou l’intégrité totale de l’humain? Faute de réflexion et de réponse élaborée en commun, chaque catégorie sociale est tentée de se dire essentielle… Nul ne sait quand le virus s’éteindra. Ce qui est sûr, c’est qu’il a ramené en lumière des choix auxquels nous n’étions plus habitués. Le pire serait de refuser de les penser.

Myriam TONUS
Laïque dominicaine,
Accompagnatrice fédérale de Sens du Patro

Catégorie : L'actu

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