Annuler la dette des pays appauvris du Sud? La question revient sur le tapis de façon de plus en plus lancinante. Elle est indissociable d’une autre problématique: la survie des populations qui souffrent de la faim. Comprendre les enjeux qui se cachent derrière cela permet d’agir.
Il y a soixante ans, l’Église de Belgique lançait un appel à l’entraide et la fraternité au moment du Carême pour soulager les populations du Kasaï d’une terrible famine. Aujourd’hui, la faim tue toujours en République Démocratique du Congo (RDC). Ce pays, pourtant si riche en ressources naturelles, dépense davantage pour le remboursement de sa dette extérieure que pour financer le secteur de la santé ou l’éducation. C’est sur cette situation d’endettement, intenable pour le peuple congolais, comme pour d’autres populations du Sud, qu’est centrée la campagne 2021 d’Entraide et Fraternité qui a démarré ce mercredi 17 février.
Un cercle vicieux mondial
La dette des pays appauvris du Sud remonte souvent à leur indépendance mais elle a aussi un lien avec la pandémie actuelle ou avec le surendettement des ménages en Belgique. D’une part, dans les années soixante, les dettes des métropoles coloniales à l’égard de la Banque mondiale ont été transférées, pour la plupart, sur le compte des ex-pays colonisés. A celles-ci se sont rajoutés les montants des prêts pour les rembourser. D’autre part, cette problématique concerne le Nord comme le Sud. En effet, les politiques d’ajustement structurel ou d’austérité concernent aussi les pays du Nord. Partout dans le monde, la dette devient donc un instrument pour justifier des coupures ou un manque d’investissements dans les dépenses publiques
Il s’agit d’un problème structurel qui n’est cependant pas reconnu comme tel par les créanciers (G20(*), Club de Paris, Fonds Monétaire International (FMI) et Banque mondiale) qui refusent de prendre le problème pour ce qu’il est: une injustice et une atteinte aux droits humains fondamentaux. Jusqu’à présent ils n’ont consenti qu’à une suspension très limitée de la dette, à des conditions strictes.
Le trou sans fond de la dette
Avant même l’arrivée de la pandémie, 64 pays dont la RDC et le Rwanda dépensaient jusqu’à quatre fois plus pour rembourser la dette que pour financer le secteur de la santé. Et 113 pays prévoyaient de mettre en œuvre des mesures d’austérité sous l’égide du FMI. Dans le dossier d’Entraide et Fraternité intitulé « Annuler une dette injuste et meurtrière », Isabelle Franck relève que « la pandémie de Covid-19 remet en lumière le caractère insoutenable et injuste de cette dette. » L’annuler est pourtant une question de survie pour les populations de ces pays. Les États ont donc un rôle essentiel à jouer pour protéger les populations, notamment en soutenant l’agriculture paysanne et en renforçant les services publics et la protection sociale. En particulier, le soutien à l’agroécologie apparait comme un levier de changement vers un respect du droit à l’alimentation. C’est le constat relevé par les partenaires congolais d’Entraide et Fraternité.
Annuler la dette pour sauver des vies
Dès lors, avec les partenaires congolais, une coalition d’associations (Entraide et Fraternité, Mémoire coloniale et Lutte contre les discriminations, CADTM, CNCD-11.11.11 et son pendant néerlandophone, OXFAM Belgique et Broederlijk Delen) demande à nouveau une annulation massive de ces dettes tout en demandant le développement de pratiques agroécologiques. Ces deux combats sont indissociables et indispensables pour permettre aux populations de retrouver la maîtrise de leur alimentation et se libérer du poids d’une dette qui les asphyxie.
Enjeu planétaire et coalition internationale
Renaud Vivien travaille depuis plusieurs années sur le sujet de l’annulation de la dette des pays appauvris du Sud, et ce en lien avec la dette des pays du Nord. Il commence par rappeler que cette problématique est un enjeu mondial et souligne la responsabilité des créanciers. « Cela fait plusieurs décennies, dit-il, que des ONG dites de développement, la société civile et l’ONU demandent l’annulation de la dette des pays dits du Tiers-Monde. La première proposition date d’il y a 50 ans. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’obstacle n’est pas financier. car les dettes ne représentent pas grand-chose en valeur absolue. L’annulation ne causerait pas non plus un appauvrissement des citoyens du Nord. Par contre, chaque année les débiteurs doivent consacrer une partie importante de leur budget. L’obstacle est en fait politique et géostratégique: la dette est un outil politique pour imposer des conditions au pays débiteurs. Les créanciers n’envisagent d’ailleurs pas d’annuler la dette mais de suspendre les prêts ou de la rééchelonner et ce, sous condition. »
Jeux de pouvoir
Déjà en 2010, Renaud Vivien relevait que « incontestablement, la dette constitue un puissant outil de domination politique dont les créanciers se servent pour imposer aux pays endettés des réformes antisociales et des politiques de libéralisation économique bénéficiant principalement aux sociétés transnationales, avec la complicité des élites dirigeantes de ces pays. »
Mais alors, s’il y a un tel jeu de pouvoir entre les puissances financières et les états débiteurs, une pétition arriverait-elle à changer la donne? « La pétition veut montrer qu’une partie importante de la population demande la justice. Ce n’est pas un acte de charité! » Entre 2010 et 2021, pas grand-chose n’a changé remarque Renaud Vivien. A l’époque il notait que « seule la mobilisation populaire pourrait faire changer cette absence de volonté politique pour casser la spirale infernale de la dette du Sud ». Une décennie plus tard, l’action est relancée. De portée nationale d’abord, elle vise aussi à devenir internationale. « Mais, déjà, aussi petite soit la Belgique, elle a un rôle à jouer », relève Renaud Vivien, « car elle pèse très lourd au sein du FMI et de la Banque Mondiale ». Il précise que 84% des prêts accordés par le FMI depuis septembre 2020, pour permettre aux pays d’affronter la crise du Covid, sont conditionnés à des mesures d’austérité, ce qui risque d’encore aggraver la situation. « Cette pétition met donc le gouvernement belge face à ses responsabilités. En effet, dans l’accord du gouvernement signé en octobre 2020, celui-ci s’engage à l’annulation des dettes bilatérales et multilatérales ». Mais Renaud Vivien craint que cet engagement ne soit pas appliqué par la ministre de la coopération au développement. Meryame Kitir. Il assure que si la Belgique prend ses responsabilités et reconnaît en outre l’aspect illégal du transfert de sa dette lors de l’indépendance du Congo, cela peut avoir un effet d’entrainement sur les autres pays.
Le pot de terre contre le pot de fer?
« Les tentatives précédentes montrent que les créanciers veulent assortir l’annulation de conditions telles que la bonne gouvernance. Mais quelle est la définition de ce terme? Il s’agit en fait d’un concept flou et fourre-tout. » Renaud Vivien se montre donc très sceptique par rapport aux conditions posées pour annuler ou reporter la dette. « Avant de se poser quelle conditionnalité, il faut se demander si on est légitime de se la poser! Il est donc important de faire la lumière sur l’origine des dettes (faire un ‘audit’) ».
Les moyens paraissent faibles par rapport au pouvoir des créanciers car, précise Renaud Vivien, il n’y a pas de tribunal pour juger une faillite d’Etat ni pour juger les crimes des multinationales.
La force du nombre
Mais les associations qui demandent de signer la pétition espèrent bien récolter 20.000 à 25.000 signatures; ce qui permettrait que la demande soit entendue au Parlement. C’est donc un message politique fort que porte cette coalition d’associations qui travaille également avec des réseaux internationaux.
La question n’est certes pas récente puisque, déjà, le second président des Etats-Unis (de 1797 à 1801), John Adams, notait: « Il y a deux manières de conquérir et d’asservir une nation, l’une est par les armes, l’autre par la dette ». Heureusement, les annulations de la dette sont aujourd’hui soutenues par de nombreux acteurs, dont le pape François, le secrétaire général des Nations unies, la CNUCED, des intellectuels (notamment africains) et plus de 200 organisations de la société civile du Sud et du Nord qui lancent un appel international en faveur de cette annulation.
Que faire en tant que citoyen?
D’abord s’informer et comprendre. Le dossier d’Entraide et Fraternité consacré à l’annulation de la dette permet de saisir les enjeux, cruciaux pour toute l’humanité, à commencer par les habitants des pays appauvris du Sud. La pétition est à retrouver en ligne sur le site dédié www.annulerladette.be. De nombreuses activités en ligne sont prévues pour vivre le Carême sous le signe de la fraternité à l’égard des plus fragiles. Ils ne sont pas si éloignés de nous.
Nancy GOETHALS
Les activités d’Entraide et Fraternité sont à retrouver sur www.entraide.be/-agenda- et relayées sur les réseaux sociauxactivent aussi sur Facebook, Twitter, YouTube et Instagram.
Crédit photo: CC Pixabay