Vous vous souvenez? Pendant le premier confinement, au printemps de l’an dernier, se multipliaient les invitations à penser un monde différent, à profiter de la crise (ce mot porteur à la fois de danger et d’opportunité) pour initier un véritable changement. Et sans aucun doute, le coronavirus n’a pas seulement malmené des corps, il a aussi bouleversé la plupart de nos vies, individuelles et collectives. Notre rapport à l’espace et au temps a vu ses repères éclater et nos habitudes – bonnes ou mauvaises – forcées de se réinventer. Mais l’on n’était qu’au début et, face au tout à fait inconnu, on se disait qu’avec l’été, ça s’arrangerait. Des assouplissements permettaient d’y croire et lorsque les avions reprirent possession du ciel et les autos, de la route, beaucoup crurent que tout allait redevenir « comme avant ». Aujourd’hui, deux confinements plus loin, il semble que la croyance n’ait pas varié: il suffit de voir les files s’allonger devant les magasins dès qu’ils sont ouverts, les halls d’aéroport se remplir au moment des vacances et la fébrilité provoquée par les sacro-saintes soldes. Vous avez dit: changement?
Oui, sans doute, certaines et certains ont découvert les bienfaits d’une forme de sobriété, d’autres ont éprouvé la chaleur d’une vie familiale inédite et le plaisir nouveau du télétravail. Mais il en est qui se sont suicidés ou qui sont morts de solitude – les urgences psychiatriques n’en finissent pas de connaître, elles aussi, des pics de fréquentation… Une crise est un révélateur cruel de ce qui fonde une société, une lumière crue jetée sur tout ce qui – valeurs, croyances, rapport à autrui – d’ordinaire demeure implicite, enfoui dans l’inconscience, jamais interrogé. Lorsqu’il se trouva au beau milieu du désert, Moïse eut plus d’une fois à subir les récriminations et la colère du peuple qu’il avait libéré – après tout, l’esclavage en Egypte avait du bon: les marmites débordaient de viandes et d’oignons! Une promesse, c’est beau, ça fait rêver, mais reste qu’un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. La terre promise, comme l’horizon, toujours recule et le veau d’or, encore et toujours, rassure…
Peut-être faudrait-il une autre sorte encore de confinement. Quelque chose comme un silence profond, large, sans terme défini, où s’éteindraient ces logorrhées censées nous rassurer. Que reste-t-il en effet de ces « paix, joie et lumière de Noël », « monde en transition », « avenir différent », de ces excellentes et sincères intentions, des pieux sentiments et des proclamations humanistes lorsqu’on doit toutes et tous se protéger les uns des autres, puisque nous sommes des contaminateurs en puissance? « Que reste-t-il quand il ne reste rien? », interrogeait ce grand passeur qu’était Maurice Bellet. La question résonne aujourd’hui avec une puissance renouvelée. Car c’est bien cela que nous vivons: il ne reste rien, ou si peu, de la vie que nous menions il y a moins d’un an. Même si l’on peut se réjouir qu’il existe, s’imaginer qu’il suffira d’un vaccin pour revenir à la « vie d’avant », c’est faire bien peu de cas des failles encore invisibles que les secousses de ces mois de crise ont ouvertes. Et de celles qui pourraient encore se produire (les scientifiques prédisent déjà d’autres pandémies – pour en rester au champ médical!). L’on savait déjà qu’il fallait repenser nos modes de consommation, de déplacement, de production. Cela demeure vrai. Mais en amont de tout cela, c’est peut-être bien ce qu’il en est de notre être profond, notre « être-humain » qui se trouve placé devant des choix radicaux. Et non pas demain, après-demain ou lorsque le coronavirus sera épuisé. Demain, c’est aujourd’hui, maintenant, en cet instant.
Qu’est-ce qui reste quand il ne reste rien? La réponse de Bellet est aussi un acte de foi: « Ceci: que nous soyons humains envers les humains, qu’entre nous demeure l’entre nous qui nous fait hommes. […] C’est ce qui s’échange dans le travail partagé, dans les gestes simples de la tendresse, dans les conversations au contenu peut-être dérisoire, mais où pourtant l’on converse, face à face, présents pour s’entendre. » (1) Quel défi colossal! Car s’il est vrai, comme je le crois, que notre humanité nous est donnée par les liens que nous entretenons avec autrui (les biologistes ne disent pas autre chose), alors il va nous falloir inventer, en grande urgence, de nouvelles manières de nous « tenir par la main et par le cœur », comme l’écrit si bellement Colette Nys-Mazure. Et pas seulement nos « contacts rapprochés », non, tout humain et tous les humains. Une équipe de 11 millions: va pour le slogan. Pour enchanter l’avenir, il faut bien plus: une mutuelle reconnaissance, un entre nous nourri d’attention et d’humaine tendresse. Cela, nul expert, nul décideur ne pourra nous le procurer.
Myriam TONUS
(1) Maurice Bellet, « Incipit ou le commencement », Desclée de Brouwer 1992, pp. 8-9.