Cette question d’une enfant de 15 ans n’a, à première vue, aucune connotation religieuse. Eventuellement, pense-t-on, a-t-elle un vague lien avec ce qu’on pourrait appeler « une spiritualité large ». Tout ce qui est spécifiquement humain, comme les apprentissages au sein d’une communauté scolaire, fait en effet partie de la spiritualité large.
Dissection de grenouilles
Elisabeth est âgée de 15 ans et elle a déjà la tête bien sur les épaules et l’esprit critique fort éveillé. Elle sait que dans l’école qu’elle fréquente, lorsque le professeur de sciences va montrer comment on dissèque une grenouille, elle ne verra pratiquement rien et elle ne pourra pas réaliser elle-même cette activité scolaire. En clair, elle n’apprendra pratiquement rien. Pourquoi? Parce que dans l’école qu’elle fréquente il n’y a qu’une seule grenouille pour l’ensemble de la classe. Or, elle apprend que dans une autre école de la ville, pour le point identique du programme du cours de sciences, il y a une grenouille par élève. Là, on apprend vraiment ce qu’est la dissection. Tous les pédagogues connaissent l’optimalisation de l’apprentissage par l’action participative et individuelle des élèves ce qui alimente leur développement intellectuel et donc leurs compétences. Elisabeth, en fille intelligente, a déjà intégré ces réalités. Alors elle demande à ses parents de pouvoir changer d’école: « Papa, maman, je peux aller dans l’école où on apprend mieux?”
Des élèves et des sous-humains
Tous les parents seraient heureux et fiers d’entendre leur enfant vouloir mieux apprendre et rejoindre une école « où on apprend mieux ». Les parents d’Elisabeth, des personnes cultivées et intelligentes, qui témoignent de beaucoup d’amour pour elle et pour ses frères et sœurs le sont aussi. Mais ils doivent dire à leur fille que sa demande ne pourra être rencontrée. Car nous sommes en 1957 dans la ville américaine de Little Rock, en Arkansas. Et là-bas, à cette époque, les dirigeants de la ville, le maire en tête, élus par une majorité de citoyens, considèrent qu’il faut de bonnes écoles pour les enfants blancs, tandis que ceux qui sont considérés comme des humains de seconde zone (les « gens de couleur ») peuvent déjà être très contents que des écoles (de seconde zone aussi, évidemment!) existent pour leurs enfants. Or, on l’aura compris, Elisabeth est noire.
Le dimanche à l’église
Il en va de même, là-bas à l’époque, le dimanche à l’église. Il y a les paroisses des blancs et celles des noirs dans cette Amérique où l’immense majorité des gens sont chrétiens. Ils entendent semaine après semaine le même évangile, mais l’interprétation et les homélies ne se ressemblent vraiment pas. Comment se fait-il que des chrétiens méprisent d’autres humains, enfants du même Père, au point d’avoir créé une société raciste entretenant une ségrégation humiliante et violente. Le pharisien et le publicain ont pris couleurs! (Lc 18,9-14)
Tremblement de terre
Or, Elisabeth Eckford et huit autres enfants noirs, raconte Thomas Snégaroff dans son livre*, veulent commencer la nouvelle année scolaire dans la même école que les enfants blancs. A Little Rock, cela ne s’était jamais fait. Il s’agit d’un véritable séisme! Même les parents noirs n’avaient pas osé y penser. La demande est venue des enfants. Malgré la fureur du maire de la ville, le président des Etats-Unis, par force de Loi, impose ce changement inouï. Et, c’est sous les insultes, menaces et huées de centaines d’adultes blancs (et chrétiens!) que, pour la première fois, le 4 septembre 1957, sous la protection de la Garde Nationale, des enfants noirs sont entrés, là-bas, dans une « école de blancs ». Un nouveau chemin de croix. « Ce que vous faites au moindre des miens, c’est à moi que vous le faites” (Mt 25,40). Est-on certain que cette histoire correspond à une mentalité et à une époque si éloignées de la nôtre?
Luc AERENS, Diacre,
comédien et pédagogue
Thomas Snégaroff, « Little Rock 1957 ». Éditions 10/18