L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature; mais c’est un roseau pensant." Cher Blaise Pascal! En aura-t-il inspiré, des milliers de copies de dissertation sur ce thème inusable: fragilité et grandeur humaines. Avec la conclusion toute offerte déjà dans l’exposé du thème: sans doute l’être humain est-il misérable en sa finitude…mais il pense et là est sa grandeur. Cogito ergo sum, je pense donc je suis: Descartes et Pascal, partiellement contemporains, tous deux mathématiciens, ont porté la raison à un pinacle tellement élevé qu’elle est devenue l’attribut premier de l’homme (et accessoirement, de la femme). Du coup, les enfants ou les fous ne sont pas considérés comme des êtres humains à part entière: en devenir pour les premiers, en déshérence pour les seconds. Quant aux animaux, ils sont pour Descartes des machines, tout simplement.
On dira: cette vision de l’être humain est aujourd’hui dépassée, le XXe siècle en a radicalement renouvelé les paradigmes. Par la découverte de l’inconscient et de ses mécanismes qui sont autant de pieds de nez à la raison – merci, Sigmund Freud! Puis par la libération qui s’en est suivie, redonnant au corps sa bonne et juste place. Une vision plus "holistique" a commencé à se répandre, qui rend à l’être humain son unité: chair inspirée, intelligence incarnée. Finie, donc, la bonne vieille séparation de l’âme et du corps où la mort s’apparente à la séparation de l’œuf: jaune et blanc chacun de leur côté? Oui et non. On n’efface pas d’un claquement de doigts des siècles de pensée dualiste: il faudrait en effet remonter jusqu’à Platon (Ve siècle avant JC!) pour trouver les prémisses de cette séparation. Il n’est jusqu’à la pratique contemporaine de la "pleine conscience" qui propose une forme de maîtrise qui doit bien davantage à la volonté qu’à l’instinct.
Le corps n’en finit pas de parler
Mais voilà. Le corps, lui, n’en finit pas de parler, de crier, de tenir lui aussi des discours. Muets, en apparence, mais tellement clairs si l’on prend la peine de les déchiffrer. Comment s’imaginer que l’obligation de masquer son visage lorsqu’on est en société n’ait, par quelque mystérieuse volonté raisonnable, aucune incidence sur ce qui fait notre être? Comment s’étonner de ce que, l’obligation se prolongeant sans échéance envisageable, la raison soit supplantée ici et là et de plus en plus souvent, par des forces bien plus obscures – violence, dépression, colère, tristesse? Faut-il avoir encore la vision cartésienne de l’être humain "sommet inégalable de la création" pour s’étonner de ce que les arguments rationnels (solidarité, précaution, chiffres de l’épidémie) ne suffisent plus à convaincre du bien-fondé des mesures imposées? D’autant, soit dit en passant, que la simple raison ne trouve pas forcément son compte face aux discours contradictoires véhiculés dans les médias et face à l’exemple de pays environnants qui choisissent des politiques sanitaires complètement différentes.
Toucher au corps, c’est atteindre l’être en ses profondeurs les plus intimes. Ne plus pouvoir regarder le visage d’autrui, ne plus pouvoir toucher, s’approcher; se tenir dans la distance; être confiné-e dans une "bulle" réduite: voilà de quoi installer une tension d’autant plus insupportable qu’elle n’est pas dite, même pas pensée. Tension entre nos besoins premiers, tout à fait indispensables, de sécurité, de rassurance, d’affiliation sociale, nourriture de notre être… et ce qu’intime la raison: prendre toutes les mesures nécessaires pour préserver la santé, c’est-à-dire la vie biologique. Comment s’étonner de ce que tant de jeunes transgressent allègrement toutes les règles à un âge où, la vie biologique ne leur posant généralement pas de souci particulier, toute leur énergie est concentrée à se construire en tant qu’êtres sociaux? Et que tant de vieux, la vie biologique arrivant de toute façon à son terme, se laissent glisser vers la mort parce qu’ils sont privés de ce qui les tient encore en éveil, c’est-à-dire les contacts – y compris baisers et caresses?
Je ne lance pas ici un appel à la désobéissance civile. Mais à sortir de cette forme d’inconscience en train de s’installer, qui ne voit pas (ou ne veut pas voir) que les beaux discours, si généreux et inspirés soient-ils, finissent toujours par se dévaluer s’ils ne touchent pas la personne dans toutes ses dimensions. Il est des masques invisibles qui séparent plus radicalement encore les êtres humains que ne le fait le bout de tissu que nous fixons à nos oreilles. Il est urgent d’inventer, de mettre en œuvre, de semer de nouvelles manières et de nouveaux gestes pour dire: je suis heureuse de te voir, tu comptes pour moi, dis-moi ce que tu vis, je compatis, comme tu es beau! Faute d’être créatifs, nous risquons de devenir, à terme, ce que le masque nécessaire fait de nous: des anonymes séparés.
Myriam TONUS