Cardinal Josef De Kesel : « L’homme ne peut pas faire tout ce qu’il veut ! »


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Cardinal Josef De Kesel : « L’homme ne peut pas faire tout ce qu’il veut ! »
Par Vincent Delcorps
Publié le - Modifié le
12 min

A l’heure d’entrer dans l’année nouvelle, le cardinal relit les douze mois écoulés. C’est l’occasion, pour lui, de partager ses sources d’espérance, mais aussi quelques mises en garde. L‘archevêque prend aussi le temps de baliser les principaux défis qui attendent l’Eglise dans les prochaines années. (version audio en fin d'article)

Monsieur le Cardinal, que retenez-vous de cette année 2019?

Sur le plan positif, je retiens les jeunes qui ont manifesté pour la sauvegarde de notre planète. 2019 a été une année importante pour l’écologie, notamment grâce à ces jeunes qui sont parvenus à mobiliser l’opinion publique. Aujourd’hui, on est vraiment conscient du problème, il est devenu difficile de le nier – même si la COP 25 de Madrid n’a pas été un grand succès… Ce défi concerne tout le monde et nécessite de travailler ensemble. Pour l’Europe, qui manque un peu de perspectives, c’est là un beau projet! Mais elle doit aussi travailler avec d’autres partenaires dans le monde…

D’autres faits marquants?

Deux choses me préoccupent, à commencer par les discussions sur les questions de bioéthique. J’observe qu’on a voulu rapidement voter une nouvelle loi sur l’avortement. Aujourd’hui, même les responsables politiques sont un peu plus prudents. Je m’en réjouis, car sur de telles questions, il faut un débat de société! Dans la presse, de nombreuses personnes, notamment actives dans le secteur des soins, ont pris la parole. Le délai dans lequel on peut avorter n’est pas quelque chose d’anodin: il y a une grande différence entre douze et dix-huit semaines. A dix-huit semaines, l’intervention est beaucoup plus lourde pour la femme comme pour le médecin. Par ailleurs, il faut rappeler que l’avortement est toujours un échec et ne sera jamais un acte médical ordinaire.

Autre source de préoccupation?

Le Brexit. Pas en tant que tel, mais parce qu’il révèle une tendance au repli sur soi. Une tendance que l’on retrouve dans plusieurs pays d’Europe mais aussi aux Etats-Unis ou en Russie.

Comment l’expliquez-vous?

Face aux nombreux défis de notre monde, la peur s’installe: peur de l’autre, du migrant, de l’étranger… Cette peur révèle un sentiment d’insécurité. Tant de gens ont l’impression qu’ils ne comptent pas, qu’on ne tient pas compte d’eux. Et puis, il y a la pauvreté. Même dans une société comme la nôtre, la pauvreté augmente! Si elle continue à croître, c’est toute la société qui sera en danger. La sécurité ne sera jamais garantie uniquement par des militaires dans la rue; il faut aussi la justice. L’Eglise elle-même doit se laisser interpeller: elle ne peut jamais oublier l’appel à une plus grande solidarité.

Sur toutes ces questions, le rôle du politique est important…

Je suis toujours un peu gêné de parler de politique car je n’ai pas de responsabilités à ce niveau. J’imagine que certains politiques doivent se dire: "C’est facile pour l’archevêque de parler…" Ceci dit, j’interviens comme homme d’Eglise mais aussi comme citoyen, et je ne condamne nullement les hommes politiques. Mais je crois que si l’on veut une société où les jeunes puissent trouver de l’espoir, il faut en tenir compte dans la façon de gouverner le pays. Un exemple: dans les années 1980, Margaret Thatcher disait que la société n’existait pas, qu’il n’y avait que des individus. Si on suit cette logique, cela veut dire que chacun doit être responsable de lui-même. C’est la logique de l’individualisme!

Vous la dénoncez…

L’homme ne peut pas faire tout ce qu’il veut. Il doit tenir compte des autres, des limites. La fraternité pose une limite à la liberté. De même, la liberté ne va pas sans responsabilité. Il est faux de prétendre que l’homme n’est responsable que de lui-même. Il est aussi responsable des autres, de la société, des générations futures, de l’avenir de la Terre… Chacun a le devoir de construire la société, et de le faire dans la justice et la vérité. Après la Deuxième Guerre mondiale, de nombreux pays se sont mis à construire un système de sécurité sociale. Ces mécanismes ont permis de lutter contre la pauvreté et contre tous les dangers qui en découlent. Si l’on commence aujourd’hui à déconstruire la sécurité sociale et à nier la nécessité de la solidarité, on court un grand danger. Je crois que la sécurité sociale est le signe d’une civilisation.

Comment combattre ces discours? Comment redonner de l’espérance?

Il faut tenir un autre discours mais aussi créer plus de solidarité. Le dimanche, quand je commente l’Evangile, j’essaie toujours de montrer comment notre foi chrétienne nous engage en faveur d’une société plus juste. On ne va pas donner de l’espoir aux jeunes seulement en minimalisant leurs problèmes. Il faut activement travailler à la construction d’une société plus fraternelle. Et là encore, le rôle des politiques est important. Ceux-ci ne doivent pas seulement agir en fonction de l’opinion publique; ils doivent aussi essayer de façonner une certaine opinion publique. Nous avons besoin de leaders capables de dire des choses que nous ne voulons pas nécessairement entendre. Les hommes politiques ne sont pas au service de leur propre parti, mais au service du bien commun!

Invitez-vous les chrétiens à s’engager en politique?

Oui, c’est très important. J’ai beaucoup de respect pour les hommes politiques. En même temps, ils ne sont pas les seuls responsables: tous, nous devons œuvrer en faveur d’une société plus juste.

La voix de l’Eglise doit donc se faire entendre…

Dans une société sécularisée et pluraliste, il est évident qu’il y a séparation entre Eglises et Etat. En même temps, je me bats contre la privatisation de la religion. Il est faux de croire que les Eglises n’ont à s’occuper que de leurs propres affaires. Autant je respecte parfaitement l’athéisme, autant je ne trouve pas sérieuse cette volonté de confiner les religions à la sphère privée. Comme d’autres, l’Eglise catholique appartient à la société civile. Elle ne demande pas de privilèges mais elle doit pouvoir témoigner. Pas pour s’imposer mais pour le bien de la société.

En 2019, les évêques de Belgique ont pris publiquement position sur plusieurs questions de société. Avez-vous le sentiment que ces paroles ont été écoutées? Avez-vous reçu des retours, notamment de la part de politiques?

J’ai des contacts individuels avec des politiques, mais je comprends qu’il leur est difficile de répondre publiquement à nos interpellations. Je constate aussi que nos prises de position en matière bioéthique n’ont pas eu beaucoup de retentissement dans la presse. En même temps, je pense qu’elles ont été entendues.

En février dernier, vous étiez au Vatican avec les autres présidents des Conférences épiscopales, pour discuter des abus sexuels au sein de l’Eglise. Sur cette question, avez-vous l’impression de voir le bout du tunnel?

Oui! Mais il y a eu un malentendu dans l’opinion publique à propos de cette réunion. Certains ont pensé que des décisions seraient prises à Rome. Or, les décisions doivent être prises dans les pays. En réalité, en réunissant tous les présidents, le pape entendait leur adresser un signal fort. Il voulait montrer qu’aucun évêque d’aucun pays ne pourrait plus dire: "Cette question ne nous regarde pas". Le Saint-Siège a voulu montrer que personne ne pourrait plus minimiser cette problématique. En Belgique, l’effort a été fait. On a pris des décisions, publié des brochures, signé des conventions… Moi-même, j’ai entendu de nombreuses victimes. La majorité des cas remontait aux années 1950 et 1960. A cette époque, l’Eglise avait encore un réel pouvoir. Le prêtre, figure sacrée, pouvait encore tout se permettre. Et l’abus sexuel est un abus de pouvoir. Aujourd’hui, l’Eglise doit apprendre à devenir humble, à ne pas croire qu’elle est meilleure que les autres.

Avez-vous le sentiment que la prise de conscience au sujet des abus est à présent partagée?

A Rome, j’ai pu parler, partager mon expérience. En présence du pape, des interventions extrêmement claires ont été faites, ne prêtant plus à la moindre confusion. Je pense que beaucoup d’évêques ont été un peu surpris par la tonalité.

En Belgique, cette crise a coûté très cher à l’Eglise. Du point de vue financier comme du point de vue symbolique…

Oui, mais l’abus sexuel n’est pas seulement un péché; c’est un acte criminel. Il devait donc être sanctionné. On peut pardonner, mais pas sans sanction – ni rétribution aux victimes.

En octobre, un synode sur l’Amazonie s’est tenu à Rome. Quel regard portez-vous sur cet événement?

En Occident, on a surtout parlé du synode en lien avec la question du célibat des prêtres. Or, le synode n’était pas d’abord convoqué pour aborder ce sujet, mais pour traiter d’une question écologique, importante pour l’Amérique latine et pour le monde entier. J’ajoute que les questions écologique et sociale sont liées: lorsque les grandes entreprises exploitent la terre en ne recherchant que leur profit, elles exploitent aussi le pauvre! Avec ce synode, l’Eglise a donc envoyé un signal écologique et social fort. Je regrette que la presse n’en ait pas davantage parlé.

En Belgique, la pratique catholique continue de diminuer. Et cela pose la question de l’avenir des bâtiments…

C’est une problématique qui me préoccupe beaucoup. Il est évident que nous ne pouvons pas tout conserver. Notre infrastructure, héritée du passé, ne correspond plus à la situation réelle de l’Eglise. Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, il fallait une église dans chaque village. Dans la commune de Dixmude, en Flandre occidentale, il y a 16.000 habitants et quinze églises – et des grands bâtiments en plus! Il faut donc fermer des églises. En même temps, il ne faut pas exagérer. Gardons à l’esprit qu’une église ne sert pas qu’à accueillir la messe dominicale. C’est aussi un lieu de silence, de prière… Tout le monde peut y entrer; jamais, on ne vous demandera ce que vous y faites ou si vous êtes baptisé. Peu de bâtiments offrent cela… Mais pour que les gens puissent aller dans les églises, il faut évidemment que celles-ci soient ouvertes. Conserver une église et la laisser fermée, c’est envoyer un très mauvais signal!

A côté des églises, il y a les prêtres. Dans notre pays, la moitié des prêtres diocésains a plus de 75 ans. Cela veut dire que le fonctionnement de l’Eglise va fondamentalement changer dans les années qui viennent. Est-ce que les évêques de Belgique préparent cette mutation?

Tout dépend de ce que l’on entend par "préparer". Nous n’avons pas un plan précis que nous voudrions mettre en œuvre, nous ne connaissons pas l’avenir… En même temps, depuis de longues années, l’Eglise change déjà fortement. Je pense notamment au rôle des laïcs ou à celui des diacres permanents. Après le rétablissement du diaconat permanent, durant vingt ans, il y eut d’incessantes disputes entre prêtres et diacres. Aujourd’hui, c’est fini!

Presque…

Cela arrive encore, mais comme cela arrive entre prêtres.

Un autre sujet: la place des femmes au sein de l’Eglise.

Sur ce sujet, il faut continuer. L’Eglise devrait s’engager davantage.

C’est-à-dire?

Il faut donner de plus grandes responsabilités aux femmes.

Ordonner des femmes prêtres?

C’est autre chose.

Est-ce votre souhait?

On verra bien. Il y a là des éléments théologiques mais aussi culturels: n’oublions pas que l’Eglise est présente sur tous les continents.

En revanche, vous êtes favorable à l’ordination d’hommes mariés…

Cette question a mûri. Il faut maintenant y penser. Evidemment, il ne s’agit pas de supprimer le célibat des prêtres: on ne va pas demander aux prêtres de se marier! En revanche, si je rencontre un homme marié, catholique convaincu, théologiquement bien formé, qui a déjà exercé des responsabilités, je ne peux exclure que le Seigneur l’appelle au sacerdoce! J’ajoute que le prêtre marié existe déjà dans l’Eglise catholique. Dans mon séminaire se trouve un jeune de vingt-huit ans, marié et père de deux enfants. Il appartient à la communauté chaldéenne mais il est né à Malines, et il sera prêtre dans notre archidiocèse. Cela me réjouit! Les choses sont donc en train de changer…

A quoi ressemblera le visage de l’Eglise de Belgique dans dix ou quinze ans?

L’Eglise est en train de devenir à taille humaine. En revanche, je n’aime pas parler de minorité. Quand on voit le nombre de personnes qui demande le baptême pour leur enfant, cela reste élevé. Ces gens veulent garder un lien avec l’Eglise. Il y a toujours eu différents degrés d’appartenance. Il y a le noyau important des gens qui se rassemble le dimanche pour célébrer l’eucharistie. C’est le noyau porteur, nécessaire pour accueillir ceux qui viennent de temps en temps.

Il n’est donc pas nécessaire d’aller à la messe tous les dimanches pour être catholique…

Aller à la messe est très important. Si un chrétien veut vivre sa foi, il doit la nourrir. De là à dire que celui qui ne vient pas tous les dimanches n’est pas catholique… Je n’ai d’ailleurs pas le droit de dire de quelqu’un qu’il n’est pas catholique. Nous devons être accueillants! Quand les gens viennent à l’église, ils doivent s’y sentir bienvenus, notamment pour la préparation d’un mariage ou de funérailles. Ce peuvent être là des moments de grâce. Le plus important, c’est l’authenticité de la rencontre.

Propos recueillis par Vincent Delcorps


Sur la Conférence épiscopale belge

En tant qu’archevêque de Malines-Bruxelles, vous présidez la conférence des évêques de Belgique. Quelle y est l’ambiance? Qu’y faites-vous?

L’ambiance est bonne, et j’y attache beaucoup d’importance. On se connaît très bien, on se comprend. On est différents mais on s’apprécie. Par ailleurs, la structure est encore unitaire, ce qui me semble une bonne chose. Vu la taille de notre pays et le nombre restreint d’évêques, on peut se réunir une fois par mois, à Malines. Chacun parle sa langue – ou celle de son interlocuteur. Cela ne pose jamais aucun problème. Deux fois par an, il y a aussi une réunion par groupe linguistique. On fait alors le tour des diocèses. Je suis étonné de constater que l’ordre du jour de nos réunions est toujours bien rempli. Beaucoup de problèmes auxquels les évêques sont confrontés se retrouvent dans plusieurs diocèses. On demande alors conseil aux confrères. (V.D.)


Décryptage

Entre prudence et radicalité

Doux, bienveillant, à l’écoute… Le cardinal De Kesel est tel qu’on nous l’avait décrit. Il est aussi un homme de son temps, bien conscient que c’est dans une société sécularisée que l’Eglise évolue désormais. Ses mots sont choisis, pesés, mesurés – l’archevêque n’aime pas les polémiques. Mais ils ont du poids. Car la douceur n’est pas la tiédeur. Et la prudence n’empêche pas la radicalité. Sur les questions de société, le cardinal tient à faire entendre la voix de l’Eglise. Une parole forte, engagée, solidaire. L’archevêque dénonce la logique néolibérale, les replis sur soi, l’individualisme. "Non, l’homme ne peut pas faire tout ce qu’il veut", s’emporte-t-il presque. On sent l’indignation… Le cardinal invite les politiques à se montrer courageux. Il ne cite toutefois personne et évite soigneusement les trop claires allusions aux tensions belgo-belges. Vient l’actualité de l’Eglise. Sur les abus sexuels, même radicalité. A Rome, en février, le cardinal a pu présenter les efforts entrepris par l’Eglise de Belgique. Le cardinal demeure toutefois prudent: "C’est une question qui n’est jamais finie". Et puis, il y a l’avenir. Ce n’est pas neuf: l’archevêque souhaite favoriser l’ordination de prêtres mariés. Sur la question des femmes prêtres, il se montre plus réservé: "On verra bien…" L’entretien s’achève. Le temps a filé. En conclusion, nous demandons à notre interlocuteur ce qu’on peut lui souhaiter pour 2020. "Un peu de temps pour moi, pour la prière." Durant une heure, pourtant, il a pris le sien. Nous l’a offert. Un présent.

V.D.

Ecoutez ci-dessous l'intégralité de l'entretien avec le cardinal De Kesel:


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