Il flotte dans les couloirs une odeur indéfinie, un peu acide, mélange de désinfectant et de relents de cuisine. Une femme, le regard anxieux, trottine à pas menus, indifférente à la voix de l’aide-soignante qui l’appelle: « Où allez-vous ainsi, Madame Georgette ? Venez, je vais vous ramener dans votre chambre. » Mais Madame Georgette continue de trotter avec hâte, comme si elle avait un rendez-vous, manquant de téléscoper une autre résidente (c’est bien ainsi qu’on les appelle dans les maisons de repos et de soins), agrippée à son déambulateur. Laquelle foudroie Madame Georgette du regard et grommelle: « Peut pas faire attention, celle-là? ». Trois vieillards silencieux sont assis dans le hall, indifférents à ce qui les entoure, attendant que l’atelier d’ergothérapie soit ouvert. Dans le petit salon, une dame au visage ridé comme une pomme regarde la télé sans la voir vraiment. Des chambres aux portes grandes ouvertes ne s’échappe aucun bruit. Assis dans leur fauteuil, certains somnolent, menton sur la poitrine; d’autres sont couchés dans un lit qu’ils ne quittent pratiquement plus.
Le temps semble s’être arrêté ici, comme une horloge que l’on ne remonte plus, comme si le voyage était terminé. Et c’est bien ce qu’expriment celles et ceux qui ont encore « toute leur tête », comme on dit, qu’une chute ou une maladie a contraints à quitter leur lieu de vie familier. « Encore un nouveau jour, le bon Dieu n’a pas encore voulu de moi », soupire chaque matin le vieil homme rivé à son fauteuil roulant. « Si je m’étais dit que je finirais, ainsi, à fabriquer des pompons et enfiler des perles… », ricane, aigre-douce, sa voisine de table. Hémiplégique, son regard reste vif. Elle aime à évoquer sa « vie d’avant », du temps où elle travaillait. Professeure dans l’enseignement supérieur, elle a formé des cohortes d’infirmières: « Jamais je n’aurais accepté qu’elles parlent aux malades comme la fille qui m’a lavée ce matin! » « Et moi, donc!, renchérit une autre. J’étais cheffe de rayon dans un grand magasin. Les clients me connaissaient et venaient me demander conseil… » Et soudain, c’est comme si un coup de vent venait balayer la couche de poussière invisible qui recouvre leurs pauvres corps défaits par les ans. Il était directeur d’école, ce vieil homme désorienté; elle vendait des légumes sur le marché, cette femme qui hèle chaque aide-soignante qui passe pour lui demander à quelle heure elle pourra rentrer chez elle – « Je dois ranger les cageots, vous savez »…
Ils et elles ont habité une vie où ils étaient « quelqu’un ». Une vie de mère de famille, de maçon, de prêtre, de psychothérapeute, d’agriculteur, de violoniste, d’employé de banque, de coiffeuse… La mort, dit-on, rend égaux tous les humains. Ici, c’est comme un avant-goût de la mort: qui se souvient, hormis les proches, qui sait même ce qu’ils et elles ont été? Ils et elles ne sont plus, au mieux, que Monsieur ou Madame Untel, résident·e de la MRS, chambre n°X. Une des souffrances liées au vieillissement est l’écart grandissant entre le corps qui s’use et lâche, et le cœur qui, lui, se sent vibrer comme à 30 ou 40 ans. La communauté de ces vieillards fragiles est en réalité un groupe d’hommes et de femmes qui, dans leur tête, sont restés qui ils étaient – dont ils ne peuvent plus parler parce que ça semble n’intéresser personne. La bienveillance dont ils font l’objet est celle que l’on accorde aux enfants, mais elle ne les touche pas vraiment parce qu’au fond d’eux-mêmes, ils ne sont pas « retombés en enfance ». Est-ce pour cela qu’ils rouspètent, grognent, soupirent, exaspèrent le personnel soignant? Qu’ils ne s’intéressent guère aux documentaires animaliers et aux chanteurs d’accordéon lors des « après-midis récréatifs » qui leur sont proposés? « Moi, j’étais fan de Johnny Halliday, raconte Marco. 75 ans. Alors vous savez, Mexico, Mexico de Luis Mariano, c’est bon pour les vieux! »
« Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle »: l’écrivain malien Amadou Hampâté Bâ voulait rendre hommage aux traditions orales de la culture africaine. Chaque être humain est un coffre aux trésors, que lui seul connaît, qui est sa richesse propre. Sa vie, il l’a écrite année après année, avec des rires et des larmes, des réussites et des échecs, à l’encre de ses sentiments. Comment supporter que ce livre épais soit brutalement refermé par des mains étrangères, remisé dans un placard, voué à l’oubli… alors même qu’il reste à en composer les dernières pages, les plus difficiles peut-être? Non, ce n’était pas ainsi que devait se terminer l’histoire. On ne peut être et avoir été, assure le proverbe et certes, il est vain de passer sa vie présente à regretter celle d’autrefois. Mais il est tout aussi impossible d’être, d’exister vraiment si l’on jette aux oubliettes qui l’on a été.