Avec son nouvel ouvrage A moi la gloire, le philosophe Fabrice Hadjadj entend réhabiliter une notion souvent vue avec méfiance par les chrétiens qui ont fait de l'humilité leur vertu cardinale. Or que désire le créateur pour sa créature? Qu'elle soit reconnue, qu'elle brille, qu'elle illumine, explique-t-il. Rencontre aux portes de Fribourg, à l'Institut Philantropos, dont il assume la direction.
Selon vous il n'y a guère de chose plus universelle que le désir de gloire.
En tant que chrétiens nous sommes dans une position de tension. Nous pensons que la gloire est ce qui appartient à Dieu et qui n'est pas à nous. Nous devrions donc nous délester de tout désir de gloire. La vertu chrétienne par excellence, qui n'a jamais été pensée par les païens, est l'humilité. La morale païenne, grecque et romaine notamment, est profondément ancrée dans le principe d'excellence. Pour l'historien romain Salluste, le désir de gloire est ce qui distingue l'homme de l'animal. Sinon l'homme ne fait que satisfaire son ventre. Un homme qui ne cherche pas à se distinguer traverse cette vie comme un voyageur, sans avoir déployé les ressources de son humanité.
Vous rappeler que la gloire est bien l'horizon de la vie chrétienne, comme le disent la plupart des prières.
Pour les chrétiens, le désir de gloire appartient aux païens, tandis que l'humilité est leur vertu propre. Cette question est ainsi largement occultée. Mais on peut y répondre en remarquant d'abord que Dieu n'a pas besoin d'être glorifié. Si nous lui rendons gloire, c'est nous qui sommes par là rendus glorieux. Que désire le créateur pour la créature, le poète pour son poème? Que son poème soit reconnu, brille, illumine.
La tradition de théologie morale articule l'humilité avec une autre vertu: la magnanimité. Cette vertu règle et ordonne notre appétit de gloire. C'est celle des 'grandes âmes' comme le signifie son étymologie. Elle n'est pas l'ambition, ni la vanité. Ellle est la recherche des véritables honneurs. Elle nous arrache à l'idée que le chrétien doit être dans l'effacement ou la négation de soi. Le chrétien a la mission extraordinaire d'être la lumière du monde. 'On ne met pas la lampe sous le boisseau', dit Jésus.
Aujourd'hui, la vanité a trouvé un canal privilégié dans les réseaux sociaux.
L'autocélébration sur les réseaux sociaux est une des meilleures preuves que le désir de gloire est universellement répandu. L'idée est de paraître sur un espace public, si possible en brillant. En soi ce n'est pas cela qui fait problème. Le fait d'apparaître est une générosité de l'être. La question est le refus des conditions d'une vraie reconnaissance qui suppose une certaine durée, une certaine patience. Il faut du temps pour reconnaître ce qui est mémorable de ce qui ne l'est pas. Les réseaux sociaux sont dans l'immédiateté et l'impatience. On balance tout de suite tout et n'importe quoi à coup de 'selfies' ou de 'storys'. On orchestre soi-même sa propre célébration. Mais la gloire présuppose de recevoir sa reconnaissance d'un autre. On reçoit la gloire, on ne la produit pas soi-même.
Gloire et humilité ne seraient en fin de compte pas totalement opposées.
Le vrai désir de gloire implique nécessairement l'humilité. Celui qui m'apporte une vraie reconnaissance doit être au moins mon égal et au mieux mon supérieur. Un poème ou un livre peut me valoir les applaudissements d'une cohorte de midinettes incultes (c'est le cas de nombreux auteurs de bestsellers) mais si j'ai l'éloge d'un seul grand écrivain, cela vaut plus. Le héros désire qu'il y ait en face de lui un grand poète pour le célébrer. Il doit y avoir des personnes supérieures à moi dont je puisse recevoir une gloire.
Il ne s'agit pas de se diminuer. Il y a une sorte d'arrogance à minimiser les dons que Dieu m'a fait. Souvenez-vous de la parabole des talents. Le maître est le plus sévère pour celui qui a enfoui son talent sous la terre sans le faire fructifier. L'enjeu est de se placer en dessous, pour pouvoir servir. J'emploie mes ressources à servir le bien et la miséricorde. La vraie puissance est celle du salut, de la bonté, de la générosité qui sait venir au secours de l'autre. C'est l'humilité d'une grande âme comme Martin Luther King.
La gloire implique aussi d'accepter de prendre des risques. 'A vaincre sans péril on triomphe sans gloire' dit Corneille. Celui qui fait le bien est aussi vulnérable.
Un autre chapitre de votre ouvrage concerne la gloire de Dieu dans sa création.
La liturgie proclame: "La terre est remplie de ta gloire !" (et pas seulement le ciel). Un des grands drames de notre temps est d'avoir produit des sciences de la nature qui d'une certaine façon 'tuent' l'émerveillement devant les formes vivantes, qui ne sait plus voir la gloire sur la terre.
On explique les choses dans une vision purement utilitariste. Le merle chante pour attirer la femelle pour se reproduire et assurer sa survie et celle de son l'espèce. Mais la beauté que je vois ou j'entends ne pas peut être uniquement cela. Dans cette vision, le but est très pauvre et faible il s'agit de se maintenir finalement comme un caillou. C'est probablement l'une des causes de la crise écologique actuelle. Darwin disait que la roue du paon le rendait malade, parce qu'une telle extravagance ne rentrait pas dans sa théorie de lutte pour la vie.
La beauté outrepasse donc l'utilité ou la nécessité.
Il faut donc considérer que quelque chose excède l'utilité. Qu'il y a dans la vie une tendance à se manifester, à se faire voir dans la lumière. Dans la Genèse, Dieu commence par créer la lumière pour que toute chose vienne à la lumière. D'un point de vue théologique, toutes les créatures manifestent la gloire de Dieu. Ce qu'une seule n'aurait pas pu faire. Il ne suffit pas d'avoir une très belle femme, il faut aussi l'autruche, l'oursin et le kangourou. Même les chrétiens ont parfois oublié cette splendeur de la nature.
Le paradoxe est que l'émerveillement est à l'origine même de la science. C'est en observant la nature que l'homme a voulu la comprendre. Ce qui pousse un enfant à devenir zoologue ou biologiste est d'abord l'émerveillement qui devrait rester le moteur même de la science. La réduire à une sorte de mécano utilitaire est une perte.
Pour vous, nous sommes là au nœud de la crise anthropologique actuelle.
Comme on ne sait plus s'émerveiller devant l'humain, on a tendance à vouloir le transformer, l'améliorer, en faire un cyborg. Ceux qui rêvent d'un homme augmenté sont des hommes diminués, parce qu'ils ne sont pas capables de s'émerveiller devant le premier-venu. Or en disant "ce que vous avez fait au plus petit d'entre les miens", le mystère chrétien nous rappelle que le Christ est présent dans ce premier-venu. Dès lors il n'est plus possible de le manipuler, de le soumettre, de l'exploiter, de lui imposer une obligation de performance.
Vous expliquez aussi qu'en hébreu biblique le mot gloire se dit 'kabod' c’est-à-dire poids.
'C'est du lourd' diraient les jeunes d'aujourd'hui. Le gloria latin se réfère au registre de la lumière (claritas) Tandis que le grec doxa est lieu à l'idée de renommée, de réputation.
Pour la Bible, la gloire est de l'ordre du toucher, du poids,de la charge que l'on porte, qui pèse sur nos épaules. Une des grandes paroles de Jésus est: 'La gloire de mon Père est que vous portiez du fruit'. Ainsi nous devenons nous mêmes glorieux par le fruit que nous avons donné. Pour mériter la gloire, je suis en charge d'une mission. C'est la logique du 'kabod'. Le peuple d'Israël est une nation sainte, mise à part, qui a la responsabilité de témoigner de Dieu et de répandre le bien. La sainteté n'a pas d'abord un sens moral, mais celui d'une distinction en vue d'un mission. C'est ça le poids de la gloire.
Vous racontez aussi comment Jésus ressuscité n'est pas très 'glorieux'.
Ce que nous racontent les évangiles ne peut qu'être vrai parce qu'aucun humain n'aurait pu imaginer une telle mise en scène de Jésus ressuscité. N'importe qui, parlant de quelqu'un qui est revenu d'entre les morts, donnerait des images spectaculaires, ou de grands 'messages de l'au-delà' etc. Il n'en est rien. Le Christ apparaît comme extrêmement ordinaire. Marie-Madeleine croit que c'est un voleur de cadavre, les pèlerins d'Emmaüs le prennent pour un ignare. Quand il rencontre ses disciples, il se contente d'un simple bonjour (shalom). Il mange avec eux et les enseigne comme un rabbin ordinaire. En plus c'est un échec, puisqu'au terme des 40 jours, les disciples lui demandent encore: "quand vas-tu rétablir la royauté en Israël?" qui est une question purement politique. Ils n'ont rien compris. Il faut la venue de l'Esprit-Saint à la Pentecôte pour qu'ils commencent à entrer dans le mystère. C'est très étonnant.
Maurice Page (Cath.ch)
Fabrice Hadjadj, A moi la gloire. Editions Salvator, Paris, 2019, 160 p.