La question de l’identité de Jésus traverse l’histoire de la théologie et de l’Eglise chrétiennes. Aux origines du christianisme, les disciples ont cru en la divinité du Christ, même si la formulation de cette foi ne s’est stabilisée qu’aux siècles suivants. Et pour nous, qui est Jésus?
« Et vous, qui dites-vous que je suis?« . A cette question, Pierre répond par une confession inaugurale: « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16,16). Jésus lui apprend aussitôt que cette révélation vient du Père, qui est dans les cieux. Voir en Jésus de Nazareth le Fils du Père suppose que l’on ait reçu, au profond de son être, une lumière venue d’en haut. « Nul ne peut dire: ‘Jésus est Seigneur’ si ce n’est par l’Esprit Saint » (1 Co 12,3). La foi est un don que l’on doit à la visite de Dieu. Mais la confession de Pierre ne vient pas seulement d’en haut: elle s’inscrit sur l’arrière-fond d’un compagnonnage très concret et très humain avec Jésus. La semence de sa parole, l’autorité de son enseignement, les gestes de puissance qu’il réalise ont fait naître en Pierre la conviction que Jésus est le Messie, venu accomplir les promesses du Dieu d’Israël.
Enracinée dans l’expérience, cette confession dépasse l’ordre du savoir: à l’interpellation personnelle de Jésus, Pierre répond tout aussi personnellement par l’expression d’un attachement vital à son Seigneur. Dans cette reconnaissance de la véritable identité de Jésus, Pierre prend position sur la signification de l’étape décisive de la révélation, dont il est témoin en vivant avec le Nazaréen: en Jésus, Dieu est présent au milieu de son peuple comme jamais auparavant et, par lui, le salut entre dans l’ère de sa réalisation définitive.
La tâche des apôtres
Cet épisode est, à certains égards, exemplaire pour la pensée de la foi que l’Église développera sur le Christ. L’initiative de Dieu est première: le Père, qui envoie Jésus, est aussi celui qui révèle à Pierre son identité messianique et divine. Confesser que Jésus est Fils de Dieu n’est pas à la portée d’un homme laissé à ses propres lumières. On peut aussi noter que Jésus ne propose pas lui-même de formule définitive pour exprimer son identité. Il sollicite ses disciples et attend d’eux une réponse. Plus qu’à une définition, Jésus s’en remet à l’action de la parole divine qui grandit au cœur des disciples, dans le quotidien d’une existence partagée avec eux.
Jésus a l’audace de confier à ses apôtres la tâche de dire qui il est, et la mission de garder vivante sa mémoire. Il est en effet question d’une vie partagée qu’aucune formule ne peut contenir ni transmettre. C’est ainsi que, pour Paul, les fidèles auxquels il s’adresse sont la « lettre du Christ confiée à notre ministère, écrite non avec de l’encre, mais avec l’Esprit du Dieu vivant, non sur les tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur vos cœurs » (2 Co 3,3).
Le scandale de la croix
La suite du récit évangélique est instructive sur la difficulté des disciples à entrer dans le mystère de son identité. Jésus annonce aux disciples ce qui va lui arriver à Jérusalem: ses souffrances, sa mort et sa résurrection le troisième jour. Pierre blâme Jésus de cette annonce, qui lui paraît hors de propos s’agissant du Messie. Et voilà que Jésus ne craint pas de qualifier Pierre de Satan, alors qu’il venait de louer l’inspiration divine de sa confession et de lui confier les destinées de son Église: laissé à lui-même, Pierre butte sur le scandale de la croix, incapable qu’il est d’entrer dans les pensées de Dieu (Mt 16,21-23). Aussi longtemps qu’il se ferme à la perspective de la mort et de la résurrection de son Seigneur, Pierre fait obstacle à l’œuvre messianique: c’est que l’événement pascal est au cœur de l’identité du Sauveur.
La divinité du Christ
On entend parfois dire que la divinité du Christ aurait été reconnue tardivement par les chrétiens et que la foi en la Trinité serait un développement ultérieur de la doctrine. Ces deux opinions sont fermement démenties par les historiens. En réalité, aussi loin que l’on puisse remonter, l’Église confesse en Jésus le Fils même de Dieu, venu en la chair afin de vaincre le péché et la mort, pour nous en libérer et nous gratifier de la vie éternelle. En cette étape finale de la révélation, que le Nouveau Testament désigne par l’expression « les derniers temps« , Dieu ne parle plus par des prophètes, mais « en un Fils (…) qui est resplendissement de sa gloire et expression de son être » (He 1,2.3). C’est pourquoi, d’après la plus antique tradition apostolique, sur le visage du Christ, brille « la connaissance de la gloire de Dieu » (2 Co 4,6) : en vivant dans l’histoire, en tant qu’homme, la relation d’amour éternel qui l’unit à son Père, le Fils incarné a fait connaître Dieu tel qu’il est. Le mot de « Trinité » apparaît dans la seconde moitié du IIe siècle et la formulation dogmatique s’est stabilisée pour l’essentiel à la fin du IVe siècle; mais la foi dans le Dieu, Père, Fils et Esprit, est bien présente dès la première annonce de la foi chrétienne, si l’on se réfère au Nouveau Testament.
« Aussi loin que l’on puisse remonter, l’Église confesse en Jésus le Fils même de Dieu »
Pleinement Dieu, pleinement homme
La pensée de l’Église sur l’identité du Sauveur a trouvé son expression classique aux IVe et Ve siècles, lors de deux conciles réunissant un grand nombre d’évêques. La question « Qui dites-vous que je suis? » a été posée, en ces occasions, de manière particulièrement aiguë, et l’Église y a répondu à partir de son expérience, quotidienne et séculaire, d’une « communion avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ » (1 Jn 1,3). La première étape, relative à la relation de Jésus avec Dieu, a lieu en 325 au concile de Nicée, qui conclut à l’identité de substance du Père et du Fils, du fait même de la génération éternelle du Fils par le Père.
Au cours de la seconde étape, lors du concile de Chalcédoine en 451, la question posée est de savoir comment Jésus peut être tout ensemble Dieu et homme. Le concile indique que, dans l’unité de sa personne, le Verbe incarné est pleinement Dieu en vertu de sa génération éternelle du Père, et pleinement homme en vertu de sa naissance de Marie. Dans les deux cas, les évêques réunis en concile n’ont pas choisi la solution de facilité. Leur but était de sauvegarder le mystère dans toute sa plénitude, sans le réduire d’aucune manière. Entre tradition des apôtres et langage de la culture, l’Église a cherché les mots pour dire le mystère avec justesse, guidée par l’expérience qu’elle fait de l’Esprit, dans la conviction qu’en Jésus c’est Dieu lui-même qui s’est fait proche.
La question que Jésus a adressée à ses disciples, selon les évangiles, ainsi qu’à l’Église, au long de la tradition, est également la question qu’il ne cesse d’adresser à chaque chrétien: « Et vous, qui dites-vous que je suis? ». Répondre aujourd’hui à cette interpellation, c’est avant tout vivre sa vie « dans la foi au Fils de Dieu qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,20), mais c’est aussi trouver dans l’amour du Père une source toujours renouvelée d’émerveillement, puisqu’il est tout à la fois l’origine éternelle du Fils, le motif de sa venue parmi nous et de notre identité filiale.
Benoît BOURGINE, professeur à la faculté de théologie de l’UCLouvain