Si la notion d’inculturation n’apparaît qu’au XXe siècle dans la théologie chrétienne, elle renvoie à un processus inhérent au christianisme comme tel. En effet, dès ses origines,la foi chrétienne est toujours déjà incarnée dans une culture déterminée.
Dans l’histoire du christianisme, la notion d’inculturation est récente. En effet, ce n’est qu’en 1953 que ce terme apparaît, sous la plume du jésuite belge Pierre Charles. Dans les années, puis les décennies qui suivirent, ce concept fut abondamment repris, discuté, développé dans le cadre de ce qu’on appelle la « missiologie ». La missiologie est cette branche de la théologie qui, depuis la fin du XIXe siècle, s’interroge sur les modalités de l’annonce de l’Evangile aux peuples non chrétiens.
Du XVIe au milieu du XXe siècle, la mission d’évangélisation concernait principalement les… missionnaires chrétiens européens, envoyés évangéliser les populations « autochtones » des différents continents que l’on découvrait, et qui allaient faire l’objet de l’entreprise coloniale. Celle-ci sera vécue comme exploitation des richesses de ces contrées et projet civilisateur de peuples dont on considère souvent la culture comme « primitive » – en particulier celles de l’Afrique subsaharienne.
Pour résumer à l’extrême, on pourrait dire que, sur le continent africain, les missionnaires concevaient leur mission d’évangélisation de la même manière que les colonisateurs comprenaient leur mission civilisatrice: apporter l’Evangile comme on apporte « la » civilisation à des populations qui n’ont pas de culture ni de religion dignes de ce nom. Quant aux pratiques rituelles des indigènes, elles étaient considérées au mieux comme des superstitions infantiles, au pire comme de l’idôlatrie.
Valeurs authentiques
Dans un tel contexte, la notion d’inculturation n’avait pas lieu d’être, si on comprend celle-ci comme « l’incarnation de la vie et du message chrétiens dans une aire culturelle concrète », pour reprendre les termes d’un autre jésuite, le Père Pedro Aruppe. Pour qu’il y ait inculturation, c’est-à-dire incarnation, adaptation, insertion ou encore enracinement de l’Evangile dans une culture donnée, il faut préalablement reconnaître l’existence de cette culture, et le fait qu’elle est porteuse de valeurs authentiquement humaines, éthiques, sociales, philosophiques et même religieuses, avant même sa rencontre avec la foi chrétienne.
Cela dit, indépendamment de l’apparition du terme, la question de l’inculturation s’est posée tout au long de l’histoire de l’Eglise. Au XVIIe siècle, par exemple, la « querelle des rites » va déchirer les ordres missionnaires présents en Chine. Depuis le XVIe siècle, les jésuites – encore eux – tentent d’enraciner la foi chrétienne dans la culture chinoise, et acceptent que les chrétiens chinois continuent de pratiquer leur culte des ancètres, compris comme des rites civils. S’en est suivi une controverse qui dura près d’un siècle, et se solda par une interdiction pontificale de ces rites, considérés comme ayant une portée religieuse « païenne », et une interdiction impériale symétrique de la prédication chrétienne en Chine.
La question de l’inculturation s’est posée tout au long de l’histoire de l’Eglise
Enracinement et transformation
Pourtant, cet échec missionnaire n’est pas représentatif de la manière dont la foi chrétienne rencontra les cultures au cours de ses deux mille ans d’existence. Au contraire, dès sa naissance, la foi chrétienne est essentiellement inculturée. Au fondement de cette réalité, il y a le mystère de l’Incarnation. Tout comme le Verbe de Dieu s’est fait chair en Jésus, à un moment déterminé de l’histoire, en un lieu et une culture déterminés, le message évangélique se donne à entendre, toujours et nécessairement, partout et à chaque époque, dans une culture particulière.
En d’autres termes, la révélation chrétienne n’existe jamais sous une forme « pure », mais toujours dans et à travers une parole humaine; elle se rencontre toujours à travers une traduction, incarnée dans une culture donnée.
Tous les chrétiens – en tant qu’individu et communauté – sont appelés à entrer dans ce processus: laisser la Parole de Dieu s’incarner dans leur vie, dans leur culture, y compris dans notre civilisation occidentale sécularisée et pluraliste, qui, au même titre que les autres sociétés du monde, est aujourd’hui « terre de mission ». Ce processus implique deux dimensions, formulées par saint Jean-Paul II: « une intime transformation des authentiques valeurs culturelles par leur intégration dans le christianisme, et l’enracinement du christianisme dans les diverses cultures humaines » (Redemptoris Missio, 52). Cette perspective doit nous permettre d’éviter deux écueils: d’une part, identifier purement et simplement la foi chrétienne avec une culture donnée (ce qu’ont longtemps fait les chrétiens européens); d’autre part, réduire l’Evangile à ce qui me convient, en oubliant qu’il est puissance de conversion de ma façon de vivre, c’est-à-dire de ma culture.
Christophe HERINCKX, docteur en théologie