Ni dieu, ni maître! »: tel était, à la fin du XIXe siècle, le cri de ralliement des anarchistes qui entendaient se dresser face aux pouvoirs jugés asservissants. Non par principe, mais parce qu’à cette époque, non seulement les pouvoirs civil et religieux exerçaient leur autorité de manière musclée – que la contrainte soit physique ou morale –, mais aussi parce qu’il n’était pas rare que les deux fassent alliance pour se renforcer mutuellement. « Ni dieu, ni maître » c’était, du moins chez les penseurs du mouvement, une revendication d’autonomie et de liberté de pensée. Plus tard, le slogan et l’idée même d’anarchie prirent parfois valeur d’absolu (en mai 68, par exemple), devenant une sorte de profession de foi naïve: il serait possible aux humains de se passer de toute autorité et de s’auto-organiser pour le plus grand bien de tous et de chacun. Le mot anarchie devenait du coup synonyme de désordre, de pagaille même pas joyeuse.
Aujourd’hui, dans nos sociétés démocratiques, les dieux et les maîtres se sont faits discrets, voire se sont effacés sans bruit. La figure de « notr’ bon maître », comme disaient ouvriers et artisans a été remplacée, au mieux par celle du « patron sympa » et le plus souvent par celle du « boss », terme générique qui englobe toutes les figures possibles du dirigeant. Le maître et la maîtresse d’école se sont instit…utionnalisés et bien malin qui pourra expliquer pourquoi les avocats, hommes et femmes, sont appelés encore ainsi. Car de nos jours, le titre de « maître » est réservé à de rares individus qui font preuve d’une « maîtrise » d’exception dans un champ particulier: ainsi du maître verrier ou brasseur, du maître d’hôtel ou du maestro qui dirige un orchestre… Remarquons au passage que, même lorsque la fonction est occupée par une femme, on continue d’utiliser le masculin: dame, le mot « maîtresse » demeure chargé de connotations pour le moins sulfureuses ou ambiguës!
Notre époque postmoderne, éprise d’indépendance et qui tend à faire de chaque individu un monde en soi, aurait-elle définitivement enterré les figures d’un pouvoir dominateur? Serions-nous bel et bien arrivés à l’âge du « ni dieu, ni maître »? A la représentation d’un Dieu juge, roi ou inquisiteur a succédé l’image d’un parent aimant et miséricordieux, livrant du même coup l’être humain à son propre libre-arbitre. Le Très-Haut a laissé la place au Très-bas, pour le plus grand soulagement de la plupart des fidèles. Quant aux processus démocratiques, ils s’affichent comme l’horizon indépassable du vivre ensemble, du noyau familial à l’Etat-nation. Avec, du coup, une conséquence: s’il n’y a plus de maître, comment, avec qui, par quel chemin le disciple va-t-il s’affranchir et grandir?
Sans visage et d’autant plus inquiétant
Mais pourquoi parler d’affranchissement et de croissance? Ne sommes-nous pas désormais nos propres maîtres? Cela, on peut sans doute le fantasmer. Mais c’est aussi jeter un voile d’inconscience sur les multiples tyrannies qui corsètent notre vie… Qui sont donc ces « maîtres » invisibles qui nous dictent ce qu’il faut acheter, manger, porter? Les livres qu’il faut lire et les lieux que nous devons visiter? L’idéal de nos mensurations et les normes de notre santé? La tyrannie de la beauté, de la forme, du bonheur et du bien-être est sans aucun doute plus souriante que celle qui, dans le passé, définissait les rôles de chacune et chacun, mais elle est bel et bien celle d’un « maître » (ou d’un dieu) sans visage d’autant plus inquiétant qu’il ne dit pas son nom.
Le vrai « maître » est une figure respectée pour sa sagesse. Il est, elle est celui ou celle qui possède une véritable autorité: non ce pouvoir qui est contrainte sur autrui, mais capacité bienveillante de faire grandir, exigence au service de la croissance, désir que nul ne reste à la traîne… Avec aussi une humilité de fond: le maître sait qu’il a accompli sa tâche lorsque son disciple le rattrape, prend son autonomie, le dépasse peut-être. Et, par-dessus tout, le vrai maître sait qu’il demeure à tout jamais… disciple, toujours relié à un plus-que-lui-même. Et qui est le « maître du maître »? Pendant longtemps, ce fut Dieu – qui faisait, par son droit, les rois et les empereurs (tour de passe-passe, peut-être, mais le symbole était fort). Aujourd’hui, tant de figures de « maîtres » (parents, enseignants, dirigeants…) semblent eux-mêmes perdus, noyant leur incapacité à frayer un chemin dans des discours qui en appellent à d’autres divinités: le marché, la nature, l’épanouissement… De vrais maîtres, pourtant, il en existe encore. Ils ne s’étalent pas dans les médias et les réseaux sociaux, ils marchent tout simplement à côté de celles et ceux qui ont envie d’avancer; certains croient en Dieu, d’autres pas, ils n’imposent rien, ne jugent ni ne prescrivent. Ils n’ont d’autre expertise que celle de la vie humaine et cela suffit pour en faire des passeurs, des passeuses. A quoi les reconnaît-on? On a juste envie de leur demander: « Maître, quel est ton lieu? Où habites-tu? »…