Entre la Turquie et les Etats-Unis, le fossé se creuse. L’arrestation du pasteur Brunson n’est qu’un révélateur, symbolique.
Ahmet Insel est un économiste et politologue turc, chroniqueur dans le journal d’opposition Cumhuriyet, réfugié actuellement en France et auteur du livre, "La Nouvelle Turquie d’Erdogan: du rêve démocratique à la dérive autoritaire", publié aux éditions La Découverte, en 2015.
Est-il possible que la détention du pasteur Andrew Brunson ait été le déclencheur des tensions entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan ?
Il faut savoir que le pasteur appartient à l’église presbytérienne comme le vice-président américain, Mike Pence. Dans l’entourage du président Donald Trump, il y a une mobilisation de longue date des milieux évangélistes autour de ce pasteur, qui a été inculpé de soutien au réseau terroriste de l’ennemi juré d’Erdogan, Fethullah Gulen. Donald Trump y a vu, lui, une excellente occasion de reconquérir un certain électorat chrétien en vue des élections législatives de la mi-mandat en novembre. Par ailleurs, en augmentant les taxes douanières sur l’importation d’acier et d’aluminium turcs, Doland Trump envoie un signal à la classe moyenne américaine qu’il protège leurs intérêts et leurs emplois, selon ses promesses de campagne électorale. L’affaire du pasteur Brunson vient donc galvaniser un électorat chrétien et blanc qui pourrait avoir des doutes sur les promesses non tenues du président américain.
Est-ce que le président turc, Tayyip Erdogan est également mu par des motivations religieuses ?
Ce n’est pas évident. Il cherche plutôt à travers cette affaire à galvaniser l’électorat nationaliste, l’Islam n’étant plus actuellement le premier de ses thèmes de campagne. Mais en réalité, la tension est plus ancienne que l’affaire du pasteur Brunson. Elle remonte au désir de la Turquie de jouer un rôle de puissance régionale, notamment dans le cadre des révolutions arabes de 2011, avec le point d’orgue qu’a constitué la guerre en Syrie où les Etats-Unis et la Turquie se sont parfois trouvé dans des camps opposés. Mais derrière le maintien en détention du pasteur, il y a également un marchandage, voire plusieurs marchandages: Erdogan veut pousser à la libération du directeur de la Banque Populaire turque, en prison pour infractions à l’embargo avec l’Iran et tenter de diminuer les pénalités financières qui pèsent sur cette banque. Il y également un casus belli, lié à l’acquisition par la Turquie de missiles russes S400 alors qu’elle participe au programme américain de chasseurs furtifs F 35, ces deux systèmes ne pouvant coexister sous peine de se dévoiler. Cette situation impossible s’inscrit dans un contexte de rivalité entre la Russie et les Etats-Unis dans cette région. La Turquie est en train d’en devenir le cœur.
Cette tension avec les Etats-Unis pourrait-elle conduire à une sortie de l’Otan?
Non, cela me parait peu probable. Si la crise venait à s’accentuer avec l’Otan, la Turquie aurait à craindre que les Occidentaux n’appuient davantage les Kurdes et ne rendent possible l’émergence d’un Kurdistan indépendant. Or l’émergence d’un Kurdistan indépendant est ce qu’Erdogan redoute le plus.
Est-ce que le président turc espère l’extradition du prédicateur musulman, Fethullah Gulen, tenu pour responsable par Erdogan, du coup d’Etat en Turquie le 15 juillet 2016?
Je ne pense pas qu’il espère cela, mais il est certain qu’il a déjà fait fermer des écoles gulénistes en Asie centrale, au Soudan, au Maroc, en Somalie, au Pakistan. Il y a une vraie pression qui est exercée sur les personnes appartenant au réseau guléniste à travers le monde. Les proches de ce prédicateur musulman dissimulent désormais leur sympathie, notamment les nombreux hommes d’affaires.
L’Europe peut-elle profiter de cette crise?
Erdogan a recommencé à trouver des vertus à l’Europe. L’Europe et la Turquie ont une position commune sur l’Iran et souhaitent le maintien de l’accord sur le nucléaire et la reprise des liens économiques. Mais l’Europe et la Turquie n’ont plus guère d’autre ambition que d’avoir des accords ponctuels, notamment sur les réfugiés ou sur les conséquences de la crise économique en Turquie.
L’économie turque est elle vraiment fragilisée par cette crise?
L’économie turque était déjà entrée dans une spirale négative, mais elle peut amortir le choc par la dévaluation de la monnaie, contrairement à la Grèce par exemple. Par ailleurs, s’il y a un endettement privé, il n’y a pas d’endettement public important. Enfin si les importations coûtent plus cher, les exportations sont dopées, ce qui peut également contribuer à amortir le choc.
Quelle serait la sortie de crise ?
Erdogan n’a pas vraiment le choix. Il va devoir plier.
Propos recueillis par Laurence D'Hondt