Florence Aubenas, un visage qui rappelle de grands panneaux demandant sa libération d’Irak. Au-delà de son expérience d’otage, la journaliste reporter a évoqué lors des Grandes Conférences Catholiques à Bruxelles la grandeur et les misères de son métier.
Née à Bruxelles, Florence Aubenas y a vécu les dix-huit premières années de sa vie. Elle y revient tellement souvent que ses amis disent qu’ « elle y est toujours fourrée! » Sa mère vit toujours d’ailleurs à Ixelles, mais l’attachement avec la Belgique va plus loin, comme elle le raconte à propos de l’actualité politique: « Il y a deux ans, le gouvernement de François Hollande envisageait une loi sur la déchéance de double nationalité, qui aurait sanctionné quelqu’un qui dirait quelque chose de mal de son pays en lui faisant perdre sa nationalité française. Comme beaucoup de gens, j’ai été très choquée par cette loi vraiment inique, quoi que l’on reproche à ses concitoyens. Cela représentait une renonciation à l’état de droit et à l’égalité des citoyens devant la loi. » Ce n’est pas tant la journaliste que la citoyenne qui s’interroge alors. « En plus de l’écrire, je me suis demandé comment m’impliquer dans ce débat. La solution passe par le fait de demander la nationalité belge. C’est une manière de faire le chemin vers ce pays qui est aussi une partie de moi. »
Une pluralité des sources vitale
Florence Aubenas a plongé par hasard dans le journalisme depuis le début des années 1980, après des études de lettres. Passionnée par cette profession depuis trente ans, elle est souvent invitée dans des écoles pour faire réfléchir les futurs citoyens sur la pluralité de l’information. « En général, je divise la classe en deux et je donne à chaque groupe un thème opposé. Par exemple: en France, la situation économique s’améliore ou elle empire. A la fin, les deux parties de la classe peuvent prouver par « A + B » ce sur quoi portait leur thème. Ils ont trouvé sur internet ce qu’ils cherchaient. C’est là que réside l’éducation à faire. Il faut essayer de partir sans idée préconçue. » L’enjeu est particulièrement important aujourd’hui puisque chacun peut produire ses propres images, son contenu publié sur la toile en précisant -ou non- dans quelles conditions l’information a été mise en ligne.
La pluralité des sources d’informations est vitale pour la journaliste Florence Aubenas: « Sans cela, des pays entiers resteraient dans un noir absolu. La Syrie en est un exemple puisque les journalistes n’y vont plus pour des raisons de sécurité. Il nous en arrive des images, l’une trafiquée par X ou Y, l’autre prise par un citoyen réel dont la maison s’est effondrée, et celle de la propagande de Daech ou d’un autre. Toute la question est de les analyser et de les comprendre. » La « reporter de guerre » sait à quel point la propagande peut être insidieuse. Ce phénomène des « fake news », des informations erronées qui sont diluées par une source inconnue, ne date pourtant pas d’hier: « Ce débat est aussi vieux que la presse. Depuis toujours, les pouvoirs racontent une fiction que le public est censé avaler. Ce qui est frappant actuellement tient au fait que ceux qui vous proposent de faire des lois, aux Etats-Unis, en France ou ailleurs, sont ceux qui les premiers, nous intoxiquent. La première information délibérément truquée, c’est la loi sur les ‘fake news’ elle-même ! » Lors de son exposé aux Grandes Conférences Catholiques à Bruxelles, Florence Aubenas a illustré cette question par l’exemple historique des faits relatés dans la presse pendant la première guerre mondiale. « Les journalistes ne pouvaient pas s’approcher des lignes de front. Ils écrivaient leurs articles sur base du ‘bourrage de crâne’ pratiqué par les autorités. Pour d’autres, la censure était de mise. »
Questionnement déontologique et humaniste
En 1994, la journaliste quitte pour la première fois le confort de son bureau pour rejoindre le Rwanda, et y couvrir le début du génocide. Peu ou pas préparée aux scènes dramatiques qu’elle découvre, elle en témoigne avec émotion: « Comment devais-je me comporter face à des gens qui ont tout perdu? » Florence Aubenas raconte notamment son complexe d’avoir des dollars cachés sur elle, un téléphone satellite, une voiture dotée de suffisamment d’essence… alors même qu’elle croise des civils affamés qui marchent depuis des jours et des semaines. Une situation continue de la hanter, même vingt ans après les faits: « De nombreuses personnes entouraient la voiture de presse, parmi lesquelles des femmes avec leurs bébés. Elles nous ont tendu leurs enfants à bout de bras, en se disant que nous pourrions les mettre à l’abri… Tant pis pour elles, si elles ne survivaient pas à l’épuisement, à la faim et à la soif. » La reporter a décidé à l’époque de prendre en charge autant de petits qu’elle pouvait porter dans ses bras et de les conduire vers l’église la plus proche pour les mettre en sécurité. Cette attitude lui a ensuite été reprochée car le travail de journaliste n’est pas celui d’un humanitaire.
Ce questionnement déontologique et humaniste l’habite également quand elle couvre la guerre en ex-
Yougoslavie. « En découvrant les charniers, sur lequel le rédacteur en chef me demande d’enquêter, je me demande: comment informer le lecteur occidental ? » La même question se repose au deuxième ou troisième article, quand ce même chef lui laisse entendre que ce sujet lasse les lecteurs, qu’il faut trouver un autre angle. « Comment amener le lecteur avec soi dans ses bagages? », résume Florence Aubenas confrontée cette fois-là encore à une distorsion du temps entre ce qui se passe en zone de conflit et l’écho dans les médias français et européens.
Les reportages suivants font prendre conscience à la journaliste de la visibilité que sa profession pouvait apporter au conflit en cours. Florence Aubenas raconte: « Avant, nos voitures étaient signalées par un brassard presse, un pare-soleil qui indiquait la même chose et des bannières sur les portières. Les véhicules des reporters devaient être protégés comme ceux de la Croix-Rouge. » A partir de la guerre en Irak, les civils sur place se rendent compte que les médias occidentaux ne s’intéressent pas à leur sort. « Ce n’est plus ce que nous écrivons qui a de l’importance, mais ce que nous représentons », constate Florence Aubenas. Les journalistes et les travailleurs humanitaires deviennent des cibles privilégiées pour rendre le conflit visible.
Le point de vue d’un ver de terre
Malgré ses cinq mois comme otage en Irak, sa vocation de journaliste est restée intacte. Pour définir sa ligne conductrice, Florence Aubenas emprunte les mots d’un journaliste américain: « Pour mes reportages, je prends le point de vue d’un ver de terre. Je ne travaille même pas sur la terre, je vais voir en dessous. Ce qui m’intéresse, c’est de raconter un pays, une situation, non pas par les têtes couronnées, ni par l’état major, ni encore les institutions, mais par ceux qui la vivent. » Si la journaliste doit donner un exemple, elle cite son enquête sur les quais de Ouistreheam. En modifiant son apparence, elle se fait passer pendant six mois pour une femme de 50 ans à la recherche d’un emploi. Elle va de déception en déception: « J’avais vu une annonce pour devenir caissière de supermarché, un poste qui me semblait être ce qu’il me fallait. Quelle surprise d’entendre l’interlocuteur de l’agence pour l’emploi me répondre ‘Madame, c’est trop bien pour vous’. » Florence Aubenas découvre alors un pan entier de la société française, qui vit à quelques mètres de chez elle dont elle ignore la réalité. Elle termine par ce conseil adressé aux autres journalistes: « Il y a une différence entre la réalité et l’idée qu’on se fait d’un reportage. C’est cela la grandeur et la misère du journalisme. Il faudrait essayer d’oublier son background, ses idées préconçues, sa culture et voir ce qui se passe réellement. »
Anne-Françoise de BEAUDRAP
Retrouvez le témoignage de Florence Aubenas dans « Il était une foi », dimanche 11 février à 20h sur La Première.