La peur ne doit pas avoir le dernier mot


Partager
La peur ne doit pas avoir le dernier mot
Par La rédaction
Publié le - Modifié le
6 min

"J’ai trouvé à Bruxelles ma deuxième maison"

Bien connu en Flandre, Bleri Lleshi fait entendre sa voix en Wallonie et à Bruxelles grâce à son dernier ouvrage publié en français "L’amour en temps de peur". Ce livre suscite un élan de réflexion qui puise amplement dans le parcours personnel de l’auteur. Rencontre.

Oser croire que l’amour peut se révéler plus fort que la peur, c’est le credo que Bleri Lleshi porte de conférence en plateau télé. Le philosophe, également éducateur de jeunes, installé à Bruxelles, décline cette conviction auprès de différents publics parce qu’il l’a expérimentée dans sa propre vie. L’homme est originaire d’Albanie, il y a grandi en pleine période communiste. "Jusqu’à mes dix ans, l’Albanie était une dictature, une des plus dures du monde. Mais ma famille m’a témoigné beaucoup d’amour. C’était indispensable pour survivre." La pauvreté, le cumul de plusieurs jobs pour s’en sortir, toutes ces difficultés qu’il rencontre auprès des jeunes et de leurs familles bruxelloises, Blerim Gjonpalaj (son vrai nom) les a vécues de l’intérieur, auprès de ses parents, frères et sœurs. "Ils se sont battus pour que chacun de nous puisse faire des études", témoigne-t-il aujourd’hui, en reconnaissant que sa mère, notamment, n’a pas eu cette chance, elle qui voulait devenir médecin. L’adulte d’aujourd’hui a été façonné par les valeurs que sa famille lui a transmises: "La justice, la volonté d’agir bien pour l’autre et le monde… et aussi l’amour!"

Jeune homme, Bleri s’engage auprès des réfugiés. Non pas quelques centaines ou dizaines de milliers comme nous connaissons dans cette partie de l’Europe. Habitant en Albanie, il se trouvait à proximité des 800.000 réfugiés du Kosovo qui venaient s’abriter dans son pays. "C’était pourtant la région la plus pauvre de l’Europe, à cette époque-là. Ça a été le déclic pour moi. Je me suis demandé pourquoi ces conflits et ces guerres n’étaient pas résolus. C’était à moi de venir étudier la politique internationale pour essayer d’y trouver une solution." Lui qui avait arrêté ses études décide de s’installer à Bruxelles pour se former à la diplomatie et aux enjeux du monde. Bleri Lleshi y obtient d’excellents résultats. Avec sa capacité de parler six langues, ses proches et amis l’imaginaient déjà jouer un rôle dans le monde diplomatique. Un deuxième déclic s’est produit pendant ses études à Bruxelles: il a pris conscience de la précarité des jeunes. "Face à une injustice, précise-t-il, il y a deux choix: soit de faire comme si on n’a rien vu et de continuer comme avant, soit d’essayer de lutter contre cette injustice."

Le capitalisme n’apporte pas le bonheur

Trois semaines après l’obtention de son diplôme, Bleri Lleshi s’engage auprès de ces "jeunes à problèmes", même si le philosophe abhorre cette expression. C’est un véritable choix d’amour pour Bruxelles qu’il entreprend alors, pour montrer que cette ville ne mérite pas la réputation négative qui lui est donnée dans les médias et par les hommes politiques. Il analyse alors de l’intérieur les défauts de la société de consommation. Lui qui croyait, en venant d’Albanie, que la démocratie capitaliste allait apporter le bonheur, comprend: "Après avoir vécu près de la moitié de ma vie à l’Ouest, je dois reconnaître que je me trompais. L’Occident libre a mis au point un puissant système de promotion destiné à faire croire au monde que la liberté y règne, et les Occidentaux croient volontiers qu’il n’y a nulle part ailleurs autant de liberté et qu’ils n’ont jamais été aussi libres."

L’un des domaines dans lequel règne le plus d’illusion concerne la recherche de l’amour. La société occidentale propose de nombreux modèles d’amour romantique dans les films ("Pretty woman" ou "Titanic") ou dans les campagnes pour inciter à s’inscrire sur des sites de rencontres. Cet amour romantique commercial, comme l’appelle Bleri Lleshi, ne rend pas heureux sur le long terme. "Au contraire, cet amour impose beaucoup de pressions. Cela demande d’être tout le temps passionné."

A cela, le philosophe propose sa définition du véritable amour, plus exigeant mais plus épanouissant aussi. Ce lien d’amour peut alors se tisser entre les personnes, non pas forcément au sein d’un couple, mais dans les familles, entre amis, etc. Cette recherche passe par différentes étapes. "Cela suppose d’abord de faire un choix. La deuxième étape consiste à passer à l’action. Si je déclare que j’aime Bruxelles sans rien faire pour cette ville, à quoi ça sert? On en vient à une troisième étape: l’engagement. En s’engageant, nous pouvons nous développer et grandir. Alors, on devient responsable parce que nous devenons plus fort." Bleri Lleshi constate que ces différentes étapes font peur. Pour cette raison, "un nombre croissant de personnes ne veut pas entrer en relation, pour ne pas avoir à prendre de responsabilités."

De plus en plus de lecteurs, d’auditeurs et d’internautes interrogent désormais l’auteur sur ce qu’ils peuvent faire individuellement pour changer le monde, par petites touches. Le philosophe invite à voir là où nous vivons. "Regardons autour de nous s’il y a quelqu’un que je peux soutenir, que je peux aider." Chacun selon son aspiration choisira le domaine qui le touche, l’aide aux réfugiés, le sort des jeunes, la vie des familles monoparentales ou la solitude des personnes âgées: "Beaucoup de gens ont besoin de notre soutien, de notre amour."

Peur des attentats

Proposer ce remède de l’amour dans une société en crise, paralysée par la peur, peut sembler utopique d’autant plus que ce livre "L’amour en temps de peur" est paru, dans sa version originale néerlandophone*, peu de temps après les attentats qui ont marqué la ville de Bruxelles. Bleri Lleshi explique que ce sont ces récits de peur qui l’ont incité à écrire ce livre. "Car une société où règne la peur n’a pas d’avenir. Je veux que cette ville, l’Europe et le monde entier aient un avenir durable." L’auteur invite donc à ne se laisser paralyser ni par "l’autre qui n’est pas comme moi", ni par la crainte "des gens issus des mouvements migratoires, même quand ils sont nés et ont grandi ici", ni par l’inquiétude "de ne pas réussir à nouer les deux bouts". Et ainsi de suite jusqu’à "la peur de ce que sera demain…" En résumé, Bleri insiste pour que nous n’attendions pas toutes les solutions du monde politique.

Le livre regorge d’exemples, ou de petits gestes, qui traduisent ce véritable amour au quotidien. Comme cette enseignante, aujourd’hui pensionnée, qui retrouve l’un des ses anciens élèves. A l’époque, ce garçon venait d’arriver d’Albanie avec ses deux frères. Ils se trouvaient tous les trois isolés dans la cour de cette petite école flamande puisqu’ils n’en parlaient pas la langue. Sur les trois enfants, l’un a réussi sa carrière et sa vie tandis que les deux frères ont connu plus de tourments. Celui qui a retrouvé son ancienne enseignante a témoigné du bienfait qu’elle lui a apporté en prenant le temps à chaque récréation de lui parler, même s’il ne comprenait rien. "Je me sentais bien, en sécurité, pour la première fois, lui aurait-il confié. Ça m’a donné la force de grandir."

Anne-Françoise de BEAUDRAP

*Version française parue chez "Now Future éditions ASBL" en 2017

Catégorie : Belgique

Dans la même catégorie