Ce n’est pas un grand secret. J’ai un faible pour Eric-Emmanuel Schmitt. J’aime sa plume, c’est certain. Le plaisir de lire. Mais j’admire également la manière dont il répond, au fil de ses livres, à toutes les objections contre la religion, qui sont dans l’air du temps. Manifestement, il a été marqué au fer rouge par sa nuit de feu au Sahara et il ne se départit plus de son questionnement spirituel. Mais tout donne l’impression qu’en cette nuit qui aurait dû être glaciale, il a reçu comme en germe, la réponse aux questions que tous se posent. Et le jésuite que je suis peut se rappeler ce qu’Ignace de Loyola lui-même dit avoir vécu au Cardoner, un petit torrent à cinq heures de marche de Montserrat. Là, « il reçut en son entendement une grande clarté » et acquit des connaissances profondes sur la vie spirituelle, la foi et les lettres, raconte-t-il dans son Récit.
La foi de cet homme que rien n’y préparait est née en deux nuits: celle du Sahara et celle dans une mansarde de Paris (« nuit de tempête », celle-là) où, d’une seule traite, il a lu les quatre évangiles. Devenu chrétien, il a formé le propos d’écrire un jour un livre sur Jésus. Ce fut L’évangile selon Pilate (2000), un des rares chefs-d’œuvre de ces dernières années, estime André Comte-Sponville. « Incarnation. Résurrection. Les deux piliers du christianisme. Les deux parties du livre », a pu expliquer notre écrivain. L’intrigue est simple: mais où donc est passé le corps de Jésus? Pilate, le représentant de Rome cherche tous azimuts, stimulé par Claudia, sa femme devenue disciple de ce Jésus. « Douter et croire, c’est la même chose, Pilate. Seule l’indifférence est athée », lui dit-elle. Et c’est en lui faisant confiance que, avec une foule immense, le grand sceptique arrive à la montagne de Galilée où le Ressuscité leur a donné rendez-vous. Dans le post-scriptum de sa dernière lettre à Titus, son frère, Pilate rapporte sa conversation avec sa femme: « Je ne serai donc jamais chrétien, Claudia. Car je n’ai rien vu, j’ai tout raté, je suis arrivé trop tard. Si je voulais croire, je devrais d’abord croire le témoignage des autres. – Alors peut-être est-ce toi, le premier chrétien », lui répondit-elle. Ainsi finit le livre. Tout est dit: être chrétien, c’est accepter le témoignage de ceux qui nous ont précédés. Celui de Jean, par exemple: « Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons à vous aussi… (1 Jean 1, 3). Et en faire, d’une manière ou d’une autre, l’expérience. »
La foi n’est pas un savoir
Dès sa deuxième pièce de théâtre, Le visiteur (1993), l’auteur devenu belge met en place ce dialogue entre l’incroyance et la foi. Et il commence fort en s’attelant à la question du mal, qui reviendra souvent dans son œuvre. Nous sommes en effet à Vienne, en 1938. Les troupes hitlériennes envahissent l’Autriche. Le visiteur inconnu d’un soir, peut-être Dieu lui-même, ébranle toutes les convictions de Freud, l’athée certain. Cet homme entré on ne sait comment lui dit: « Un Dieu qui se manifesterait clairement comme Dieu ne serait pas Dieu mais seulement le roi du monde. Je m’enveloppe d’obscur, j’ai besoin du secret; sinon que vous resterait-il à décider? Je suis un mystère, Freud, pas une énigme. »
Pour Eric-Emmanuel Schmitt, la foi n’est pas un savoir, il n’y aura jamais de preuve, mais l’absence de preuve apporte-t-elle la preuve de l’absence? « La dernière démarche de la raison, c’est de connaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent » (La nuit de feu). Et pourtant, comme en contraste, on peut lire, dans son tout récent L’homme qui voyait à travers les visages (2016), » la raison [n’est] pas l’ennemie de la religion mais son plus ferme allié. » Avant de prendre si heureusement la plume, Eric-Emmanuel Schmitt n’était-il pas professeur de philosophie?
Dans ‘La nuit de feu’ (2015), où il raconte son expérience au désert, Eric-Emmanuel Schmitt parle juste: « Dieu n’est présent en moi que sous la forme de sa question. » Jésus lui-même n’avait-il pas l’habitude d’en poser? Vers la fin du livre, il se demande si, face à l’Absolu, nous ne risquons pas d’être écrasés? Cet homme qui a vécu une expérience mystique – que l’on est toujours libre d’oublier, précise-t-il – n’hésite pas à dire: « La force de Dieu n’annihile pas la mienne; le contact avec l’Absolu n’empêche pas de remettre ensuite le moi devant. » D’ailleurs, loin de nous écraser, ce Dieu ne peut éviter lui-même de souffrir, comme l’explique Mamie Rose dans ‘Oscar et la dame rose’ (2002), qui avait peut-être lu le maître livre de François Varillon, ‘La souffrance de Dieu’.
Un lien avec Etty Hillesum
La liberté traverse l’œuvre de Schmitt. Dans son récent L’homme qui voyait à travers les visages (2016), roman tout en rebondissement et intrigue en abîme, il le reconnaît en finale dans la lettre datée de 2060 et qu’il attribue à sa belle-fille Maïa, la jeune étudiante en sciences politiques qui apparaît furtivement dans le récit: « Que les hommes croient ou non en Dieu, ils Lui échappent puisqu’ils demeurent libres. […] Définitivement, que le Ciel soit plein ou vide, les hommes ont la charge des hommes. » Et il ajoute: « Mieux: les hommes ont la charge de Dieu. Ce sont eux qui peuvent Le travestir ou Le comprendre, eux qui peuvent L’entendre ou rester sourds, eux qui peuvent Le lire bien ou Le lire mal, exercer leur esprit critique, chérir l’intelligence des Livres sacrés, leur plan, leurs intentions, ou n’en garder que les déchets. » A propos de ces livres sacrés, il a cette formule lapidaire: « Le livre propose, le lecteur dispose. » Il en va d’ailleurs de même des religions si décriées aujourd’hui: le paresseux y « trouvera ce qu’il cherche, le pire« ; et l’attentif, « ce qu’il ne cherchait pas, le meilleur« .
On ne peut s’empêcher, ici, de faire un lien avec Etty Hillesum. « Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose cependant m’apparaît de plus en plus claire: ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes. » Ne souhaitait-elle pas, dans une lettre de Westerbork que « Dieu soit chez nous en de bonnes mains »? En effet, « l’homme doit agrandir Dieu« , lit-on à la fin de L’homme qui voyait… On est encore assez proche d’Etty Hillesum qui, le 26 août 1941, notait dans son journal intime: « Il y a en moi un puits très profond. Et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois, je parviens à l’atteindre. Mais, plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors, il faut le remettre au jour. »
Terminons cette trop brève évocation en remarquant la place que tient l’art dans l’œuvre de Schmitt, notamment la musique à laquelle il a consacré deux livres, dont ‘Ma vie avec Mozart‘ (2005). Il y souligne que l’expérience musicale a partie liée avec l’expérience mystique. Et l’écrivain d’en revenir, comme souvent, à son expérience du Sahara: « Lors de ma nuit sous les étoiles, perdu dans le désert du Sahara, tandis que j’avais l’intuition de me trouver en compagnie de Dieu, l’interrogation – cette tension, ce souci permanent de mon esprit – s’est interrompue pour laisser place à une plénitude satisfaite. L’être l’emportait sur le néant, la présence sur l’absence, le son sur le silence. » Comme lorsque qu’il écoute Mozart, précise-t-il. « Expérience mystique ou expérience musicale, il s’agit d’un instant suspendu dans le temps« , un « toujours dans le jamais« , pour reprendre une expression de Muriel Barbery (L’élégance du hérisson, 2006), qui elle aussi associe l’état bienheureux à l’art.
Et dire que Dieu sert de prétexte à la violence…
Charles DELHEZ sj, UNamur