Les interviews papales demeurent tout à fait exceptionnelles. Cependant, l'hebdomadaire catholique flamand Tertio a récemment réussi à interroger longuement et sans détour, le pape François en exclusivité, au sujet des relations entre Eglise et Etat, du terrorisme, de la commémoration de la Première Guerre mondiale, de la miséricorde, d'une Eglise synodale, des médias, des jeunes, des prêtres aujourd’hui. Dans cet entretien, François a de nouveau insisté, de manière frappante, sur le grand besoin de tendresse dans un monde qui souffre de dureté, ou de ce qu’il nomme lui-même la "sclérose du cœur".
Après que Tertio a, des années durant, construit une crédibilité dans les cercles vaticanistes et pu interviewer entre autres, des cardinaux tels que le secrétaire d’Etat Pietro Parolin, le secrétaire général du synode des évêques Lorenzo Baldisseri et divers membres du "conseil de la couronne" papal, la rédaction rêvait de pouvoir également interroger le pape François lui-même.
Mi-août, l'hebdomadaire a pris le taureau par les cornes, et a adressé une demande d’interview au pape François, accompagnée d’une lettre de recommandation de l’évêque de Gand Mgr Luc Van Looy, bien connu de Jorge Mario Bergoglio. L’occasion choisie fut le centième anniversaire de la Première Guerre mondiale, et les séquelles des récentes attaques terroristes à Paris et Bruxelles, à la suite desquelles les religions sont également pointées comme étant la cause de violences.
Un mois plus tard, l’archevêque Angelo Becciu, substitut à la Secrétairie d’Etat, nous a fait savoir que le pape était favorable à notre demande, et qu’une date était cherchée. Celle-ci s’est quelque peut fait attendre, jusqu’à ce que nous recevions le message libérateur du nouveau porte-parole du pape, Greg Burke: à savoir "si le jeudi 16 novembre à 16h30 nous convenait pour venir à Rome, et si nous pouvions mener l’entretien en espagnol, la langue maternelle de François?" Il fut convenu en même temps que l’interview de Tertio paraîtrait simultanément dans l’Osservatore Romano, le journal du Vatican, un peu avant le 80e anniversaire du pape, le 17 décembre.
Sans protocole
Et il en fut ainsi. Le jeudi en question, Tertio était aux portes du Vatican, en compagnie de Mgr Van Looy qui nous accompagnait. Une demi-heure était prévue dans l’agenda du pape. En fin de compte, l’entretien durera 40 minutes, et François prit tout son temps pour nous saluer et prendre congé de nous. Il n’y eut ni protocole, ni formalisme. Pas de Monsignori dans les parages, seulement quelques agents de sécurité et des collaborateurs de presse.
Après les présentations, le pape a demandé à pouvoir parcourir les questions. Il y a ensuite répondu dans une atmosphère conviviale, avec une touche d’humour et sans aucun signe de pression. Il nous a regardés dans les yeux en permanence et nous a laissés de l’espace pour des remarques complémentaires. Tertio en oubliait presque qu’il interviewait l’évêque de Rome, le successeur direct de Pierre, tant François apparaissait simple et familier.
- A la suite des attaques terroristes de Paris et de Bruxelles, des politiciens fédéraux belges étudient une possible adaptation de la Constitution, afin de parvenir à une séparation plus stricte en Eglise et Etat. Comment l’Eglise doit-elle réagir à cette tendance de confiner la religion dans la sphère privée?
- Je ne veux offenser personne, mais cette attitude est une tendance surannée. C’est un héritage de la franc-maçonnerie qui considère que toute manifestation religieuse n’est qu’une sous-culture. Cela m’amène à la différence entre laicismo et laicidad: un laïcisme antireligieux et une laïcité neutre. Le Concile Vatican II reconnaît l’autonomie des institutions. Il existe une saine laïcité: par exemple la neutralité d’un Etat. Généralement parlant, il n’y a aucun problème avec cela. C’est mieux qu’un Etat confessionnel, car de tels Etats finissent mal.
La neutralité de l’Etat est une chose, le laïcisme en est une autre. Celui-ci ferme la porte à la transcendance: à savoir qu’il y a "plus de choses dans le ciel et sur la terre" (citation de Shakespeare, ndlr.), et principalement le regard qui se tourne vers Dieu. Et cette ouverture au transcendant fait partie de la condition humaine (en français dans le texte). Cela fait partie de l’être humain.
Je ne parle pas ici de religion, mais de l’ouverture commune à ce qui nous dépasse. Une culture ou une politique qui ne respecte pas cette ouverture, porte atteinte à l’homme, réduit son existence. Bref, elles ne respectent pas l’homme. C’est à peu près ce que j’en pense. Donc, contraindre les manifestations religieuses à se retrancher dans la sacristie est une épuration injustifiée. Ce n’est pas compatible avec la nature humaine, car une bonne partie de l’existence est caractérisée par cette ouverture.
- Le terrorisme et les guerres ravagent notre monde. Certains en cherchent la cause dans les différences entre les religions. Que regard portez-vous sur cette violence à connotation religieuse?
- Certains textes d’opinion considèrent effectivement que la religion est la cause de la violence. Mais aucune religion comme telle ne peut encourager la violence, car dans ce cas elle proclamerait un dieu de destruction, un dieu de haine. On ne peut mener une guerre au nom de Dieu ou au nom d’une religion. Faire la guerre est toujours mauvais. C’est ce que toutes les religions considèrent. Par conséquent, le terrorisme et la guerre n’ont rien à voir avec les religions. Ces auteurs de violence déforment leurs religions pour justifier leurs actes. C’est ainsi.
Vous en êtes le témoin, vous l’avez vécu dans votre pays. Mais ce sont des perversions de la religion qui n’ont rien à voir avec leur essence. La religion est bien plutôt amour, unité, respect, dialogue, etc. Et elle doit se distinguer là-dedans, dans toutes ces choses. Donc, aucune religion ne peut déclarer la guerre au nom de la religion. Les perversions religieuses, oui, elles peuvent le faire. Rendez-vous compte par exemple que toutes les religions connaissent des groupes fondamentalistes. Toutes! Nous aussi! Et à partir de leur fondamentalisme, ils causent la destruction. Mais ces minorités religieuses déforment et "rétrécissent" leur religion, et à partir de là, elles se disputent, font la guerre, sèment la discorde dans la communauté, ce qui est en fait également une forme de guerre. Mais ce sont des groupes fondamentalistes, et de tels petits groupes, vous en avez dans toutes les religions.
- La Belgique est en pleine célébration du centenaire de la Première Guerre mondiale. Quel message avez-vous pour le continent européen, à la lumière du slogan d’après-guerre: "Plus jamais la guerre"?
- A trois reprises déjà, je me suis adressé au continent européen: deux fois à Strasbourg (le 25 novembre 2014, ndlr.), et une fois lors de la remise du Prix international Charlemagne (le 6 mai 2016, ndlr.). Je crois que cette devise "Plus jamais la guerre" n’a jamais été prise au sérieux, parce qu’après la Première Guerre mondiale, il y en a eu une deuxième, et après la deuxième une troisième que nous vivons maintenant a pezzeti, par petits morceaux. Nous sommes en guerre. Le monde subit une Troisième Guerre mondiale: en Ukraine, au Moyen-Orient, en Afrique, au Yémen… C’est très grave. Donc, on souscrit en paroles au "Plus jamais la guerre", alors qu’entre-temps tellement d’armes sont fabriquées et vendues, même à des ennemis. Car un même fabriquant vend des armes à l’une et l’autre partie qui sont opposées et qui s’affrontent. C’est cela la vérité. Il existe une théorie économique, dont je n’ai pas moi-même la preuve, mais que j’ai lue dans de nombreux livres: au cours de l’Histoire de l’humanité, lorsqu’un Etat est au plus bas, il entre en guerre et recouvre ainsi son équilibre financier. En définitive, cela revient à ceci: c’est une des manières faciles de s’enrichir. Mais bien sûr, le prix en est très élevé: le sang.
Cette formule "Plus jamais la guerre", c’est, je pense, quelque chose que l’Europe a dit en toute honnêteté, en toute sincérité. Robert Schuman, Alcide de Gasperi, Konrad Adenauer…; ils l’ont dit sincèrement. Mais après… Aujourd’hui, nous manquons de leaders: l’Europe a besoin de leaders, des leaders qui vont de l’avant… Mais bon, je ne vais pas répéter tout ce que j’ai dit dans ces trois discours.
- Y a-t-il une chance pour qu'à l’occasion de cette commémoration de la Grande Guerre, vous veniez en Belgique (une rumeur a circulé selon laquelle le pape visiterait le Westhoek en 2018)?
- Non, ce n’est pas prévu. Je suis allé en Belgique chaque année et demie lorsque j’étais provincial des Jésuites (de 1973 à 1979, ndlr.), car il existait en Belgique une association d’amis de l’Université catholique de Cordoba (la première université privée et la seule en Argentine dirigée par des jésuites. Elle célèbre actuellement son soixantième anniversaire. L’amicale belge, sous la direction du jésuite Jean Sonet, a soutenu la construction de cette université, ndlr.). J’en étais le grand chancelier… C’est pour cela que je leur ai rendu visite, pour parler avec eux. Ils effectuaient alors leurs exercices spirituels. Et je suis aussi venu pour les remercier. Et c’est ainsi que j’ai commencé à aimer la Belgique. Mais pour moi, la plus belle ville de Belgique, ce n’est ni Gand ni Anvers, mais Bruges (rire). (…)
© Tertio
Photo : Le pape lors de l'entretien avec les journalistes de Tertio et Mgr Van Looy (© Osservatore Romano)
Retrouvez la suite de cette longue interview dans le journal Dimanche