Les lieux de mémoire visités en cette période de Toussaint sont en train de changer d’aspect pour faire entrer davantage d’espaces verts et fleuris. Cette mutation ne sera pas sans impact sur notre représentation de la mort.
Un cortège de chaussures noires dont les semelles font crisser le gravier dans un silence pesant, tandis que le corbillard s’avance lentement dans les allées rectilignes du cimetière. S’il est une image associée aux lieux d’inhumation, c’est bien celle-là. Elle risque pourtant de s’effacer petit à petit. De plus en plus nombreuses, des communes entendent en effet transformer ces lieux à nette dominante grise et minérale (pierre, gravier, béton...) en espaces verts et moins lugubres. Voire en sites élégamment arborés et fleuris.
Il faut dire qu’elles n’ont guère le choix. Parallèlement au souhait de voir revenir une forme de "nature" dans un environnement passablement urbanisé, la Wallonie est tenue par décret de bannir presque totalement, à l’horizon 2019, l’emploi d’herbicides dans les espaces publics. Un chantier délicat: mandataires locaux et équipes d’entretien savent que ce sujet est très sensible parmi les citoyens. Ces derniers assimilent rapidement la présence de "mauvaises" herbes dans les cimetières à de la négligence et à un manque de respect pour les morts. Donc aussi pour les vivants.
Label "cimetière nature"
L’équation est loin d’être fausse. C’est donc un énorme effort de pédagogie qui est mené, depuis près de deux ans, pour convaincre le public que le respect des disparus est compatible avec l’admission, dans les cimetières, de fleurs et d’animaux "sauvages" aptes à symboliser le renouveau, la vie, le sacré sous toutes ses formes. Un label "cimetière nature" a même été créé. Une dizaine de communes wallonnes se le partagent: Tournai, Enghien, Namur, Froidchapelle, Tenneville, etc. On y a remplacé le gravier par du gazon dru et résistant, capable de supporter le piétinement. On y a semé, entre les tombes, des végétaux couvrants et permanents qui n’exigent plus le passage régulier des pulvérisateurs. Ici et là, on a même permis à des apiculteurs d’installer leurs ruches dans des prairies fleuries (à Lasne), on a creusé des mares à côté d’aires de dispersion des cendres (à Sombreffe).
Scandale? Confusion des genres? Il n’est écrit nulle part que nos lieux de mémoire doivent rester des lieux sinistres. De nombreux cimetières allemands et britanniques sont, depuis belle lurette, des havres de ravissement pour les yeux: une certaine paix en émane. Pourquoi, d’ailleurs, continuer à imposer au personnel d’entretien l’utilisation de produits chimiques dont la toxicité est de plus en plus avérée? Mais cette évolution s’inscrit dans un contexte plus général. On voit ainsi apparaître des micro-entreprises qui, non contentes d’assurer l’entretien régulier des tombes par des moyens non-chimiques, engagent exclusivement un personnel très peu qualifié, exclu du bénéfice des indemnités de chômage. "Ce public fragile est réorienté professionnellement par cette activité de niche, il a besoin de croire à nouveau en ses capacités", explique Annick Boucquey, porte-parole de Cyréo, une coopérative à finalité sociale installée à Gembloux. Contre quelques dizaines ou centaines d’euros annuels, celle-ci assure l’entretien écologique des tombes, appliquant ainsi concrètement le principe de développement durable: environnement, économique et social, tout le monde est gagnant.
"Tu retourneras à la terre"
A terme, certains espèrent même aller plus loin. Ils promeuvent le renoncement aux cercueils, jugés gros consommateurs de bois et de plastique; et même à l’incinération, dont chaque opération exigerait 200 litres d’équivalent pétrole. Leur credo: l’"humusation". Le corps du défunt est déposé au sein d’un épais matelas de broyat de bois qui, soigneusement dosé en eau, entraîne une décomposition accélérée. Le résidu, assimilable à du compost après un an, peut ensuite servir à régénérer des terres malmenées ou appauvries. Ce qui n’empêche nullement une procédure commémorative. Econome en espace, certes, mais, là aussi, quelque peu perturbant pour nos habitudes. Et surtout... non autorisé en Belgique pour l’instant.
Francis DEMARS