Il y a 70 ans, la Belgique signait avec l’Italie un accord organisant l’arrivée de travailleurs italiens dans les charbonnages belges. Avec l’afflux de milliers de mineurs suivis quelques mois plus tard de leurs familles, ils ont amené leur cuisine et leurs habitudes quotidiennes dans leurs bagages, mais aussi leurs traditions religieuses.
Tous les témoins qui, à l’époque, étaient enfants ou adolescents racontent les conditions de misère qu’ils ont quittées en partant de leur région natale en Italie. A la sortie de la guerre, Il n’y avait pas d’allocations familiales en Italie, et peu de débouchés pour les élèves qui poursuivaient leurs études. Les émigrés en partance pour la Belgique se rappellent la longueur du voyage en train, qui était précédé par deux jours stationnés dans une caserne à Milan. Puis, les familles découvraient la Belgique en arrivant en gare. Dans la région liégeoise, l’arrivée des Italiens s’est faite sur fond de couleur sombre, comme le raconte Gianfranco Colosio: « Un camion bâché nous attendait à la gare de Longdoz pour nous conduire à notre futur logement. Ce devait être un campement de baraques qui servait pour les prisonniers allemands, dans l’enceinte du charbonnage d’Ans. » Ce premier logement en Belgique à la fin des années 1940 laissait à désirer, soit parce que les baraquements étaient toujours occupés par les prisonniers allemands, soit en raison d’un problème de chauffage. Comme l’abri était en tôle, même s’il était bien chauffé grâce au charbon fourni par le charbonnage, il faisait froid dans une grande partie du baraquement.
Une église provisoire
C’est pourtant dans des abris aussi précaires qu’ont été installées les églises dévolues aux chrétiens italiens. Sur les photographies d’époque, on voit la croix fixée sur le mur en tôle, à quelques pas d’un autel de fortune. Le célébrant était, la plupart du temps, un missionnaire scalabrinien, de cette congrégation qui s’est donné pour vocation d’accompagner les migrants italiens. Des chapelles ou églises se mettaient en place partout où se trouvaient des charbonnages. Quelques années plus tard, elles se sont transformées en bâtiments plus durables. Ainsi en 1956, la communauté italienne de la région de Charleroi a inauguré l’église Sainte Maria Gorretti à Marchienne-au-Pont. Comme le raconte le père Raffaello Zanella dans un reportage diffusé cette année sur la TV locale, chacun a apporté mobilier et décoration pour aménager cet édifice religieux. En fait, selon les sources historiques consultées, les diocèses concernés (Tournai pour les charbonnages des régions Mons et Charleroi, et Liège pour les autres implantations italiennes) prévoyaient d’intégrer les nouveaux venus dans les paroisses existantes. « Le père Tintinaglia, d’origine italienne mais ayant grandi en Belgique, fut l’un de ceux qui, les premiers, s’occupèrent des Italiens. En 1947, il avait été chargé par Mgr Carton de Wiart de s’occuper des Italiens de la paroisse de Jumet, dont il avait la charge », explique la chercheuse Anne Morelli. D’après les souvenirs de Raffaele Gentile, jeune Italien à l’époque, arrivé à Anderlues en 1949, la barrière de la langue freinait la participation des familles nouvellement arrivées aux assemblées dominicales des paroisses « normales ». « Même en italien, il fallait jongler entre les dialectes régionaux », se souvient-il pour l’anecdote. D’après ses recherches dans les archives du diocèse de Tournai, Anne Morelli constate que « ce n’est qu’en 1957 que Mgr Himmer acceptera l’érection de cinq missions italiennes cum cura animarum ». Dans ces paroisses cum cura animarum, le missionnaire aura les mêmes attributions qu’un curé (baptême, mariage, tenue des registres, etc.) pour tous les pratiquants de même langue et de même culture. A ceux qui s’interrogent sur l’utilité d’une pastorale spécifique aux migrants italiens, en dehors de la problématique linguistique, une anecdote vécue récemment dans le diocèse de Liège apporte des éléments de réponses: Eric Ndeze, responsable du SDJ, a constaté que la mission italienne pouvait répondre à des demandes spécifiques liées à la réalité ecclésiale italienne. Si un jeune veut être parrain ou marraine, ou s’il veut se marier en Italie, il doit être confirmé. Un aumônier qui connaît très bien la réalité et la culture de la péninsule italienne pourra mieux répondre à cette demande de confirmation qui pourrait sembler hors-contexte.
Le rôle des missions catholiques dans les charbonnages consistait aussi à contrecarrer l’impact d’autres influences. Raffaelle Gentile se souvient par exemple avoir demandé des livres italiens aux autorités ecclésiales pour mieux connaître la Bible, afin que les familles puissent s’opposer aux témoins de Jéhovah qui venaient leur rendre visite. Cette expérience vécue correspond en tout point à la volonté des autorités romaines de jouer un rôle en matière d’assistance religieuse pour « préserver la foi chrétienne », via les missions catholiques italiennes. En visitant la bibliothèque du Centre Social Italien de Rocourt, lieu culturel de retrouvailles entre familles italiennes, on y découvre de très nombreux ouvrages dans la langue de Dante, notamment pour l’éducation des enfants selon des valeurs catholiques.
De maison en maison
L’influence ne fonctionne pas dans un sens unique. Les convictions religieuses des italiens pouvaient aussi montrer l’exemple aux catholiques belges, comme l’ont souvent montré les déplacements de la Vierge pèlerine. Dans cette tradition qui se perpétue encore aujourd’hui, une statue de Notre-Dame voyage de maison en maison, d’abord au sein de la communauté de mineurs mais aussi dans le quartier ou dans la ville. La présence de l’icône de Notre Dame dans une maison donne lieu à des temps de prière, des rosaires et d’autres formes de piété mariales. Les Italiens interviewés concluent par une boutade: « Nous n’avons pas apporté que les tomates, les vins et la cuisson des spaghettis… Nous avons peut-être aussi ravivé la ferveur religieuse chez les autres croyants! » Encore aujourd’hui, la différence entre la pratique religieuse dans les « chiese » italiennes et dans les églises belges est frappante. La messe dominicale célébrée à la chapelle San Damiano au sein du Centre social italien de Rocourt est très fréquentée, elle se déroule même en extérieur lors des grandes fêtes. Plusieurs témoins confirment que l’évêque de Liège, de Bruxelles ou de Tournai viennent rendre visite régulièrement aux missions catholiques, et prendre un bain de jouvence italien. Le dynamisme de cette communauté est tel que les diocèses aimeraient qu’il contamine les autres chrétiens. La période actuelle fait d’ailleurs face à une évolution importante: l’accompagnement pastoral des Italiens ne relève plus nécessairement d’un seul prêtre responsable, ni d’un missionnaire qui y consacre son temps. L’aumônier qui assure les célébrations en langue de Dante le fait souvent en plus de ses responsabilités paroissiales. Les Italiens sont certes la communauté ‘étrangère’ la plus nombreuse en Belgique mais les catholiques se sont ouverts, ces septante dernières années, à de nombreuses autres nationalités.
✐ Anne-Françoise de BEAUDRAP