Avec la première greffe de visage humain, dont le professeur Benoît Lengelé fut un des artisans, la "chimère faciale" a quitté en 2005 l’univers des mythes et légendes pour entrer dans la réalité médicale du monde présent. Devenue aujourd’hui un fait de science, le "visage recomposé" nous questionne sur ce qui fait l’identité de la figure humaine.
En évoquant à la tribune des Grandes Conférences Catholiques, les chemins de la première greffe de visage, le professeur Lengelé nous a éclairés, à travers son expérience au chevet des malades défigurés, sur la nature de l’image de l’Humain. Benoît Lengelé avait choisi comme titre de sa conférence à notre tribune: "Le visage de la chimère: leçons d’un mythe devenu réalité".
Plongé dans la pénombre du vaste Brussels Square, le public des Grandes Conférences catholiques, réuni en grand nombre lundi soir, s’est retrouvé soudain immergé dans une émotion profonde, à l’écoute du Pr Benoît Lengelé. Dont l’acuité du propos, enserré entre la technique médicale et la mythologie, l’art et la philosophie, ne pouvait être mieux honorée que par la présence du roi Albert II et de la reine Paola. Que le président de la tribune octogénaire, Me Emmanuel Cornu, tint à son tour à saluer pour l’excellence d’un règne dans un pays qu’ils ont "porté et incarné" pendant quelque vingt ans.
Né en 1962, le Chevalier Lengelé, professeur ordinaire de l’Université de Louvain (UCL), professeur invité de Harvard, spécialiste de la morphologie du visage et de la chirurgie maxillo-faciale, est une étoile de sa génération. Membre de l’équipe qui réalisa la première greffe mondiale du visage le 27 novembre 2005 à Amiens, il jouit d’une renommée désormais universelle. Appartenant à la race de ces hommes de l’art, comme on dit fort opportunément, qui témoignent un exceptionnel souci de la perfection, jusqu’à l’extrême limite de leurs forces. Ce qui en fait, en dernière instance, un maître réputé des arts plastiques, toutes catégories confondues. Au sens même où la plasticité nomme, en physiologie, la propriété des tissus de se reformer après avoir été lésés.
Ainsi la repousse du visage, telle que la dépeint M. Lengelé, répond en l’être humain à de très antiques fantasmes qu’illustrèrent pêle-mêle les mythes de Narcisse, de Janus ou des Gorgones, mais encore le "Frankenstein" prométhéen de Mary Shelley, l’Homme au masque de fer ou "le Portrait de Dorian Gray". Et qui inspirèrent aussi les artistes, Picasso en tête, mais Magritte également, Rodin, Modigliani, Francis Bacon, et les philosophes. Deleuze et Sartre, bien sûr, et Levinas très singulièrement, qui était tant attaché à l’Autre, au respect de son identité et de son altérité.
Nul doute que le reflet individuel, en ces temps de narcissisme exacerbé, constitue chez chacun d’entre nous une préoccupation souveraine. Mais la dramatique aventure d’Isabelle Dinoire, la figure déchirée par un chien fou, ne relève certes pas de la cosmétologie. Si de nos jours, comme par une furieuse ironie de l’Histoire, les fous de Dieu décapitent à qui mieux mieux, c’est qu’ils tiennent à arracher à l’Occident ce qui lui tient lieu de siège de la pensée. Cruelle métaphore.
Eric de Bellefroid
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