Ingrid Landes avait entendu à répétition l’histoire du saint prêtre namurois et de son réseau, à qui Friedrich, son père, et ses grands parents devaient d’avoir survécu à la traque hitlérienne. Peu avant le décès de son père aux Etats-Unis, où il s’était installé après la guerre, elle lui avait promis de venir en son nom dire "merci". Mais pas seulement… Car elle aussi, s’est engagée, non sans risques, au service de la paix et des personnes démunies.
Dimanche 3 août, un hommage a été rendu dans l’église Saint-Jean Baptiste, au cœur du vieux Namur, à proximité immédiate de la place de l’Ange. C’est là que le vicaire Joseph André cacha, à partir de 1942, des dizaines d’enfants juifs - dont Friedrich Lances -, dans la maison des œuvres paroissiales, en attendant de leur trouver une famille d’accueil ou une institution religieuse. Le comble, c'est que le bâtiment jouxtait celui de la Kommandantur allemande. L’abbé Malherbe, qui le connaissait bien, raconte qu’il arrivait que certains officiers allemands relancent les ballons égarés, sans se douter, voire en fermant les yeux…
Ingrid Landes, entourée de deux de ses enfants, laisse résonner sa voix cristalline d’un chant du texte adapté d’Isaïe 58: "Partagez votre pain avec ceux qui ont faim. Accueillez chez vous les pauvres et exclus. Alors la guérison fleurira." Le public vibre davantage encore en entendant reprendre, de la bouche d’une Juive, les paroles d’un poète palestinien engagé: "Un million de rossignols chantent sur les branches de mon cœur: Liberté, liberté, liberté." L’abbé André aurait apprécié! Elle souligne d’ailleurs son influence, en mettant l'accent sur l’œuvre collective: le sauvetage de vies humaines eut été impossible sans le concours téméraire de nombreux habitants de la région. Certains d’entre eux sont d’ailleurs présents et témoigneront avoir caché des Juifs, collaboré à la fabrication de faux papiers, etc.
Ingrid Landes enchaîne: "En coopérant, nous pouvons réaliser ce qui est apparemment impossible. Dans ma communauté, nous avons lutté pour l’arrêt de la production d’armes nucléaires et contre le militarisme. J’ai collaboré étroitement avec le Mouvement des Travailleurs catholiques, dans l’action directe non-violente contre la guerre."
Nous avons rencontré cette femme étonnante, rayonnante de paix intérieure.
- Béatrice Petit: Qu’est-ce qui vous a poussée à franchir l’Atlantique pour venir aujourd’hui en famille à Namur?
- C’est moi qui ai pris l’initiative. Je voulais faire prendre conscience à mes enfants qu’ils doivent leur existence à ce qui s’est passé ici. Mon père, décédé en octobre dernier, avait laissé une enveloppe nous permettant de réaliser son souhait le plus cher. Ce que j’ai voulu faire au plus vite en contactant le diocèse.
- Comment votre père avait-t-il été mis en lien avec l’abbé Joseph André?
- Ma famille paternelle, qui vivait à Vienne, avait vu venir le danger et fui vers la Suède, puis la Belgique. Mon grand-père résistait comme il pouvait: il portait l’étoile juive, dissimulée, tout en refusant de faire enregistrer les siens, comme prescrit par l’occupant nazi. Témoin d’une rafle dans le quartier bruxellois où il habitait, il avait été aiguillé à Namur vers l’abbé André, connu pour son aide aux Juifs, qui dénichera du travail et des lieux d’accueil séparés pour ses parents. La prudence était de mise. Le prêtre tenait des registres codés, reprenant les fausses identités de ses dizaines de protégés. Avec Friedrich, comme avec les autres enfants, il avait conclu un pacte secret en leur donnant un faux nom: "Toi, tu joueras l’enfant de chœur, catholique. Moi, je ferai semblant d’être Juif."
Mon père était hébergé à Fosses-la-Ville, chez Elise et Rosa Drapier, deux sœurs aussi discrètes que généreuses. A Namur, comme rue de l’Economie à Bruxelles, où a résidé ma famille, j’ai été frappée d’entendre la résistance à l’œuvre, avec nombre de greniers communiquant, pour permettre aux Juifs de fuir en cas d’alerte.
- Comment votre père comprenait-il l’action de ce prêtre?
- Cet homme, décrit comme timide et frêle, ne se posait pas 36.000 questions face au danger, il agissait. Mon père parlait de lui, comme d’un saint, qui l’a sauvé et accompagné dans son passage de l’enfance à l’adolescence. Il était frappé par l’immense respect de cet homme, qui n’a jamais cherché à le convertir, mais au contraire, a veillé une fois la guerre finie, à ce qu’il puisse prier selon ses convictions.
- Parlez-nous de votre engagement pour la paix…
- Comment pourrait-il en être autrement, avec ce qui s’est passé ici, pour ma famille? Voici plus de 30 ans, bien que juive, j’ai développé des affinités avec les "travailleurs catholiques" pour soutenir les pauvres et lutter contre la guerre. Le groupe comptait pas mal de franciscains….Nous avons mené diverses actions non violentes, par exemple dans des bases militaires, où nous avons franchi les clôtures, neutralisé des satellites de communication de navires de guerre ou attaqué des programmes de conception d’armes nucléaires. Nous avons peint au sol les ombres des victimes d’Hiroshima, bloqué des entrées pour y dialoguer avec les travailleurs. Ce qui m’a valu la prison à plusieurs reprises. J’ai même été emprisonnée une fois un mois et demi.
- Et aujourd’hui?
- J’enseigne à respecter la Terre, à stopper l’utilisation de pesticides en développant des alternatives. Je suis aussi musicienne de formation, j’étudie maintenant l’homéopathie et je m’occupe de mes enfants.
- Vous évoquiez un mouvement d’indignés, qui tricotent les mailles de la solidarité…
- En 2011, dans la foulée du "Printemps arabe" et, pour nous, aux USA, dans le contexte de la crise financière de 2008 et des pertes de logement et d’emplois en cascade, nous avons voulu crier "STOP". Lancer un appel à partager les ressources. Avec mes trois enfants, j’ai été faire du "sit-in", camper, comme d’autres, deux mois sous tente dans le parc central de Berkeley (Californie). Les gens venaient nous raconter leurs déboires, mises à pied, à la rue… Nous avons été dans les banques faire pression pour éviter les expulsions, avec un certain succès parfois. Quand l’automne est arrivé et avec lui, le froid, j’ai eu l’idée de lancer des cercles de "Knit-in at the Sit-in": tricoter au nom de la justice pour tous, confectionner écharpes ou chapeaux à envoyer à d’autres activistes. Tels les occupants de la Place Tahrir au Caire, ou le mouvement des mères de Fukushima, qui exigeaient la vérité. Nous aimerions que cela fasse boule de neige, jusque chez les Palestiniens …
-Quel regard portez-vous sur le conflit israélo-palestinien?
- Je suis profondément choquée: comment Israël peut-il faire subir aux Palestiniens ce que les Juifs ont subi durant la Seconde Guerre mondiale? Comment les Etats-Unis peuvent-ils encore les soutenir? Mais savez-vous qu’il y a de nombreux pacifistes en Israël? Certains accompagnent des Palestiniens pour faire leurs courses et éviter ainsi qu’on ne leur tire dessus. Leurs voix ne sont malheureusement pas relayées, ni en Israël, ni aux USA où les medias sont très contrôlés.
-Vous dites-vous juive, israélienne, américaine…?
- Je me sens d’abord citoyenne du monde, même si j’ai été élevée dans la tradition juive. Aujourd’hui, je me focalise davantage sur l’appartenance à une terre commune et le spirituel universel.
Propos recueillis par Béatrice PETIT
Légende: Ingrid Landes avec deux de ses enfants, à Namur, ce 3 août.