Bien loin d’affoler les consciences, la sortie du clip "Judas" – extrait du nouvel album de Lady Gaga "Born this way" – s’est heurté au silence de l’Eglise catholique. Bien qu’elle ait sorti sa vidéo à Pâques – tout comme Madonna -, la pop star n’a pas su ranimer la controverse engendrée par "Like a prayer".
Marie-Madeleine aime Jésus, le biker latino, mais elle est amoureuse de Judas, le clubber concupiscent. L’histoire est aussi simple que ça. D’une autoroute à cinq voies à un jacuzzi, en passant par la boîte "Electric Gospel" et un improbable rocher en bord d’océan, le "trouple" et son "gang" de disciples alignent les références religieuses: couronne d’épines scintillante, sacré cœur brodé sur la poitrine, colliers de croix (croix au soutien-gorge), apposition des mains, lavage de pieds et lapidation. A se demander ce qu’un flingue, dont ne sort qu’un rouge à lèvre, vient faire dans tout ça.
Le clip de 6 minutes, présenté à grand renfort de teasers, a ému la blogosphère des semaines avant sa sortie: on spéculait bon train sur son prétendu caractère blasphématoire et on jubilait d’avance quant à la probable réaction des milieux catholiques. Quelques jours après Pâques, dans une interview accordée à "E!Online", Lady Gaga annonçait d’ailleurs qu’elle avait choisi de terminer la vidéo sur une scène de lapidation pour se garder le privilège de la première pierre. Pourtant, depuis, l’Eglise catholique ne s’est pas fendue du moindre caillou, ni même d’un gravillon.
Il est bien loin le temps où le Vatican condamnait publiquement Madonna pour "Like a prayer" (1989). Le nouveau CD de Lady Gaga a certes été interdit pour "offense au christianisme" … mais au Liban! Et les critiques musicaux et journalistes people d’enterrer à regret "la controverse religieuse" dans la culture pop. L’implacable silence de l’Eglise pourrait bien faire de la star la fossoyeuse d’un style qui jusqu’alors a fait florès.
"Juda" n’est ni religieux, ni blasphématoire
"La portée intellectuelle, argumentée, documentée, intelligemment polémique de ’Juda’ est beaucoup trop indécise, fugitive, planante pour exiger – ou mériter – la moindre réplique", estime le théologien et historien de l’art François Boespflug. Et d’ajouter: "Lorsqu’il y a une question, il est possible de répondre. Mais je ne sens pas de question dans ce clip. Il s’agit plutôt d’une tendance caractéristique du 20ème et 21ème siècle: on veut se détacher de l’héritage chrétien mais on refuse de se priver du plaisir de bricoler avec."
Pour le dominicain, "Judas" n’est ni religieux, ni blasphématoire – une position partagée par Lady Gaga qui estime que le clip n’est pas une "leçon de religion" et qui ne se reconnaît coupable que d’un blasphème, celui de porter du Christian Lacroix et du Chanel en même temps. "De telles références au christianisme sont rendues possibles par un très profond changement de statut des symboles de la religion encore dominante. Ils sont désormais d’accès libre, chacun peut s’en saisir pour en faire ce qu’il veut, sans s’embarrasser de leurs significations religieuses", analyse François Boespflug.
Pas de tempête dans le bénitier
Donc, pas de tempête dans le bénitier. "A mon sens les catholiques feraient bien de ne pas trop s’en préoccuper. Ils peuvent tout simplement laisser tomber, car seul l’incisif, très intelligent, très articulé demeure et fait mal. Tout le reste, c’est comme les gouttes d’eau sur les plumes d’un canard: ça ne change pas grand-chose et le canard a toujours chaud."
Mais qu’est-ce qui, des trémoussements de Madonna en 1989 aux déhanchés de Lady Gaga en 2011, a bien pu changer dans l’Eglise? D’après le dominicain, les décideurs en la matière sont à la fois moins naïfs et mieux informés. "Depuis la révolution française, le catholicisme a sans doute été la religion la plus moquée de toutes. Les catholiques ont appris tout simplement à faire le gros dos. Aujourd’hui, l’Eglise laisse passer la caravane, sans s’affoler, sans aboyer." Lady Gaga méritait-elle une telle punition?
Aude-May Cochand, Apic
François Boespflug est professeur d’Histoire des religions à la Faculté de théologie catholique de l’Université Marco Bloch de Strasbourg. Il est l’auteur de "Caricaturer Dieu? Pouvoir et dangers de l’image" et de "Dieu et ses images. Une histoire de l’Eternel dans l’art" aux éditions Bayard.