C’est le ressort de fréquentes publicités: sur une table de salon trône un objet ancien (vase, statuette, en tout cas quelque chose de fragile), héritage familial pieusement conservé, ou cadeau de mariage, ou coup de cœur personnel – bref, un objet auquel on accorde une valeur sentimentale assez élevée. Arrive ensuite comme un bolide: (au choix) un chien qui rentre du jardin, une gamine déguisée en Calamity Jane ou l’arrière-grand-mère accrochée à sa tribune – cette dernière n’a pas la vitesse d’un bolide, mais bien sa puissance de destruction. Car évidemment l’image suivante est celle d’un choc inévitable avec, en ralenti, le vase (ou la statuette) qui se fracasse au sol. Cris, consternation, et gros plan sur les morceaux piteusement tenus entre des mains qui ne savent trop qu’en faire. Jeter? Réparer? S’il s’agit d’une pub, la réponse est immédiate: avec la colle Machin, en quelques minutes le vase ou la statuette retrouve sa place sur la table. Enfin, si le vase est encore suffisamment étanche pour recevoir de l’eau, ce qui est rien moins que certain et si la statuette ne ressemble pas trop à un puzzle assemblé à la hâte. Comme les marchands ne sont jamais à court d’idées, en voici qui proposent désormais une super colle… à l’aspect doré! Quand le commerce se transforme en faussaire…
Le kintsugi…
Car c’est bien en effet de détournement d’art qu’il s’agit. Le kintsugi – mot qui, en japonais signifie jointure, ou réparation en or – est un art séculaire au pays du Soleil levant. Considérant que les objets en céramique utilisés pour la cérémonie du thé sont porteurs d’une charge symbolique forte, des artisans – ces artistes du quotidien – réparent ceux qui sont brisés à l’aide d’une laque saupoudrée d’or, voire d’argent. Ainsi restaurés, bols et théières peuvent non seulement poursuivre leur office, mais portent désormais les traces de leur histoire, comme les rides sur un visage offrent à lire des pages de vie. Honorer de la sorte d’humbles ustensiles c’est, dans l’esprit du Tao, reconnaître leur beauté propre.
Dans notre société occidentale postmoderne, nous commençons – à peine et encore, pas partout ni toujours – à sortir d’une logique du "acheté-consommé-jeté". Pour les objets, sans doute, mais aussi pour les humains. Il y a les "rentables" (producteurs et consommateurs actifs) et les autres (sans emploi, trop vieux, pas assez formés, trop spécialisés, marginaux, travailleurs de secteurs "non essentiels", personnes handicapées…). Vous ne pouvez pas vous recycler? Alors, restez où vous êtes qu’on vous oublie. Quant à votre histoire, elle n’intéresse personne – sauf s’il s’agit d’une success story, une ode à la réussite. Vous avez connu des revers, des malheurs, des échecs? Pas bon sur le CV, ça. Quant à vos rides, Mesdames, faites preuve de bon sens et utilisez tout ce que le marché, dans son inépuisable attention, a concocté pour les faire disparaître ou du moins en atténuer la profondeur. Si l’on s’émeut devant un visage raviné, ce ne peut être que celui d’une femme mongole, burkinabé ou tadjik – et encore, dans une expo de photographie!
…un autre chemin
Et si le kintsugi nous indiquait un autre chemin? Déjà, bien évidemment, une floraison d’ouvrages s’appuient sur le mot pour proposer des méthodes afin de transformer ses failles en force, d’augmenter son pouvoir de résilience. Et sur Amazon, on peut même acheter des verres, des tasses ou des assiettes Kintsugi (le descriptif ne dit pas s’ils ont été cassés avant de recevoir des coulées d’on ne sait quoi, sans doute pas de l’or, mais tout de même de quoi justifier un prix plus que confortable…). Pathétique dérision d’un marché capable de reproduire une technique mais qui, d’en ignorer les racines spirituelles, est aussi ridicule que cette étudiante-guide touristique qui définissait un tabernacle comme la "boîte où les chrétiens enferment leur dieu". Il ne suffit pas d’utiliser la Lettre à Elise comme musique d’attente au téléphone pour être mélomane…
L’art du kintsugi, c’est d’abord un regard. C’est considérer que rien, même pas l’objet apparemment banal, n’est extérieur à la vie. Et la vie, c’est une histoire, avec ses réussites mais aussi ses cassures qui nous laissent brisés. Chacune, chacun de nous porte au profond de soi des béances jamais comblées, des failles devenues cicatrices. Toutes sont, comme nos rides, constitutives de notre être singulier. Autant s’en souvenir: les bols réparés avec de l’or ne sont pas moins fragiles (la "force" supposée de la résilience est bien une idée dans l’air du temps!), simplement ils témoignent de ce que l’on peut encore vivre lorsqu’on a été cassé – et qui ne l’est, en une part de lui ou d’elle? Oser vivre avec et afficher sans honte ses fragilités, passées et présentes, c’est aussi et surtout honorer notre propre humanité, cesser de courir après des images fantasmées. C’est consentir à être. Pleinement.
Myriam TONUS
Laïque dominicaine,
Accompagnatrice fédérale de Sens du Patro