Le salut est un thème central en théologie. Ce concept a pourtant mal vécu et est d’ailleurs entouré de nombreuses interrogations, voire de malentendus. Pour le comprendre, il est essentiel de revenir au sens premier du mot « salut ».
Sauvé de quoi, par quoi, en vue de quoi? Avons-nous finalement besoin d’être sauvés? Si le monde est effectivement sauvé, comment expliquer l’inhumanité de celui-ci? Est-ce que le salut change la donne du monde? L’enjeu n’est pas seulement théorique mais essentiellement pratique: comment finalement voir les effets du salut? Si Jésus est sauveur, il faut que cela se donne à voir! Bien plus, si la vie de Jésus et son message peuvent être signifiants même pour des non-croyants, la question pour les chrétiens est bien de savoir en quoi ils sont sauvés par lui. L’apostrophe de Nietzsche si souvent citée reste redoutable pour les croyants d’hier et d’aujourd’hui: « Il faudrait qu’ils me chantent de meilleurs chants, pour que j’apprenne à croire en leur Sauveur: il faudrait que ses disciples aient un air plus sauvé! » La question est donc essentielle, parce qu’elle touche à la pertinence pratique du Christianisme.
Sauvés, qu’est-ce à dire?
Au cours de l’histoire, de très nombreuses approches ont été prises pour tenter d’exprimer l’action salvifique du Christ. A la suite de Gustaf Aulén, nous pourrions les résumer très schématiquement en deux grands mouvements. Cet auteur soutient que les théologies du premier millénaire ont principalement développé une conception descendante du salut. Dieu sauve l’humain en lui envoyant son Fils. Le salut en Jésus Christ est ainsi exprimé dans les termes de libération, divinisation… Au tournant du millénaire, les développements théologiques ont suivi une approche davantage ascendante, accentuant la participation humaine dans l’accomplissement du salut. Le péché deviendrait ainsi l’obstacle principal dans cette dynamique. Le propos n’est pas ici d’aborder ces théologies mais de souligner les difficultés du langage touchant au salut. Les concepts d’expiation, de substitution, de satisfaction sont devenus presque inaudibles de nos jours, notamment parce qu’ils placent l’accent uniquement sur le péché ou la faute.
Voilà pourquoi il est essentiel de revenir au sens premier du mot salut pour bien le comprendre. Dans le langage biblique, le salut est de l’ordre du soin. Dans le grec du Nouveau Testament, salut dérive en effet du verbe sozein qui signifie sauver, préserver et prendre soin. D’autres termes – moins fréquents – évoquent le salut en termes de libération, de rachat, d’affranchissement. Dans les évangiles, sauver consiste dès lors à prendre soin de l’autre, lui donner de l’air, le libérer, lui permettre de reprendre du souffle, de la confiance. Le salut est donc de l’ordre de la santé au sens le plus large! D’ailleurs, la manière avec laquelle Jésus exprime son action salvifique se traduit en effet bien souvent par des actes de soin et de guérison. Sauver consiste en premier lieu à prendre soin de l’autre, à l’amener jusqu’au bout de lui-même, dans une dynamique d’accomplissement et de réalisation. Le salut concerne dès lors tous les humains: à tous, présents à venir, un salut peut se vivre!
Le salut comme accomplissement
De quoi devrions-nous être sauvés? Serait-ce de nous-mêmes ou bien de ce qui nous empêche d’être nous-mêmes? « C’est par la grâce que vous êtes sauvés », nous rappelle l’épitre aux Ephésiens. « Ta foi t’a sauvé », dit Jésus à Bartimée. Est-ce donc par la grâce d’un autre, ou par nos propres forces – comme s’il fallait faire son salut – que nous sommes sauvés? Pour répondre à ces questions, il est essentiel de revenir à la notion de destinée et d’accomplissement. D’un point de vue anthropologique, il y a assurément de l’inachèvement, de l’inaccompli dans l’humain.
C’est finalement dans cette idée toute biblique que le salut trouve sa prise la plus décisive. Dieu peut ainsi devenir sauveur au sens où il libère l’humain de ses terres d’esclavage et des idoles. Ces dernières ne sont pas tant des erreurs sur Dieu que des chemins qui faussent l’homme. Le Christ devient sauveur lorsque sa Parole nous libère des freins et des obstacles sur notre chemin d’accomplissement. Voir le salut à travers le seul prisme du péché nous ferait justement rater le sens profond du salut. Le renvoyer dans une vie après la mort nous ferait également oublier le lieu où il se donne précisément à voir.
Sauvés de quoi?
Le théologien belge Adolphe Gesché nous rappelle qu’il y a trois obstacles que l’homme rencontre sur son chemin d’accomplissement: la mort, le mal fait et subi, et la fatalité. La question du salut ne se réduit donc pas seulement à l’univers du péché ou de la faute. Se focaliser sur cette unique dimension serait en réalité une méprise sur la dynamique même du salut… dont il faudrait encore se libérer! « Ah, que quelqu’un les sauve de leur Sauveur! » écrivait encore Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. Le théologien Gabriel Vahanian soulignera similairement que le salut consiste justement à être délivré d’une telle obsession du salut puisqu’à force de réduire cette notion à la délivrance du péché, on en vient à réduire le christianisme à une simple morale. La question du salut est donc plus large et de l’ordre de la destinée. « Aujourd’hui, vous est né un Sauveur qui est le Christ, le Seigneur. Et voici le signe qui vous est donné: vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une mangeoire ». Comme si l’enfant de la crèche, avec tout ce qu’il a d’inaccompli, nous indiquait ce chemin de destinée!
Voir le salut à travers le seul prisme du péché nous ferait justement rater le sens profond du salut
Sauvés… par qui?
Le salut n’est pas une échappatoire au réel, au corps, au monde, à la finitude de l’existence. Le salut nous ramène à nous-mêmes, par le détour de l’Autre. Il ne s’agit pas de quitter notre monde pour se réfugier dans un autre monde, mais redécouvrir ce que nous sommes réellement, et voir ainsi le monde autrement. Jésus nous sauve de l’obsession d’un salut réduit au péché en déployant précisément dans l’existence humaine une telle dynamique d’accomplissement! Jésus nous offre le salut en ce que, conformément à la volonté de son Père, il a accompli jusqu’au bout la vocation de l’être humain qui est de croire, d’espérer et d’aimer. Sa vie est accomplie, dans un au-delà de l’échec de la croix. Il nous montre par son existence le déploiement d’une vie accomplie jusqu’à la mort, à travers l’épreuve. Sa mort en elle-même n’est pas acte de salut, mais bien sa vie complète, y compris dans l’acte de mourir. Une telle précision nous permet de mieux comprendre que le salut ne consiste pas avant tout à échapper à l’épreuve, mais bien à la traverser. Voilà pourquoi le salut passe aussi par nous. « Je vous ai créé sans vous, je ne vous sauverai pas sans vous », écrira Catherine de Sienne.
Salut et salutation
Pour finir, soulignons qu’il y a aussi une dimension collective dans le salut. Anthropologiquement, nous ne sommes pas faits pour traverser l’épreuve tout seuls. Nous avons donc besoin des autres, d’un Autre. La dimension collective du salut nous rappelle qu’on ne se sauve jamais soi-même tout seul et qu’il y va cependant de notre responsabilité d’œuvrer à ce salut commun. En ce sens, le salut ne consiste pas à changer de monde, mais à changer le monde dans toutes ses dimensions. Le salut est finalement une promesse universelle d’accomplissement, une invitation faite à l’humain de se construire à travers l’autre. Il nous renvoie donc non dans un au-delà, mais dans notre propre expérience. Le salut est ainsi relationnel et peut devenir salutation: appel à la joie, invitation à la vie qui doit revigorer sans cesse la foi, l’amour et l’espérance.
Fr. Didier CROONENBERGHS, o.p.