A l’Université de Namur s’est déroulé un colloque d’envergure internationale. Sous le titre « L’identité en question: entre parcours de vulnérabilité et chemins d’autonomie », il a permis de faire le point sur des thématiques développées dans les recherches belge, française, italienne, polonaise, mais aussi canadienne.
L’ambition des croisements interdisciplinaires est de permettre à la recherche de constituer « un apport pour nos sociétés », selon les mots de Franck Janin, président de la Conférence des Provinciaux jésuites européens. En effet, de nombreux chercheurs sont impliqués dans différents groupes de travail aux enjeux contemporains, parmi lesquels Hest, un programme promu par les jésuites, ou le Centre de Vulnérabilités et Sociétés installé à Namur.
Une composante commune
S’il existe différentes définitions de la vulnérabilité, aussi nombreuses que les intervenants à ce colloque, tous s’accordent à reconnaître qu’il s’agit d’une composante partagée de notre humanité. Ambivalente, elle nous humanise, loin d’être une forteresse invulnérable ou insensible. Instigatrice du colloque, Laura Rizzerio estime que la vulnérabilité se trouve « sur le devant de la scène, avec une littérature abondante depuis une dizaine d’années », au point que « le thème semble dépassé ». Elle poursuit sa réflexion en soulignant que « les sociétés inclusives érigent des murs face à celui qui est différent et perçu comme une menace. Dans l’expérience, le déni et la fuite semblent loin de la vulnérabilité. » Pourtant, la vulnérabilité « interroge profondément notre propre identité », avec en filigrane la place de l’autonomie, habituellement mise en opposition. La philosophe préfère envisager une collaboration entre les deux aspects, puisque « la faillibilité construit l’identité ».
Une brèche où se faufile l’essentiel
« L’homme est en marche et l’avancée est au prix d’alternances », observe Guilhem Causse. Une faille, une cassure dans l’armure apparaît « au cœur de la finitude humaine ». En d’autres mots, « la condition humaine dit la nécessité que je subis du seul fait que je n’ai pas choisi d’exister » ou encore « l’homme, c’est la Joie du Oui dans la tristesse du fini », dans une citation empruntée à Paul Ricoeur. « Où voit-on le cœur de l’humain? Chez les plus pauvres qui ont tout perdu », souligne Dominique Lambert, après avoir précisé que « le droit humain international est le fonds commun qui est une référence. Si l’on prend l’intégrité, la dignité de l’humain, on est au cœur de l’humanité ». Ce sont les « principes universels » qui lient les êtres, selon le rappel de Magdalena Kozak. « Universellement partagée, la vulnérabilité ne s’expérimente que selon des modalités singulières », pointe Marie Garrau, en précisant qu’elle peut même « passer inaperçue du sujet lui-même et de ceux qui l’entourent », alors que dans certaines situations s’opère une « anesthésie du sens moral ». Ainsi en est-il de tous ces micro-événements de la vie ordinaire où les gens feignent de ne pas voir les sans abri, les mendiants et autres malheureux en quête d’attention.
Le rôle crucial des soignants
L’égalité n’est pas absolue puisque la vulnérabilité est soumise à une « distribution différentielle », selon les propos d’Odile Lavergne, qui prône de réinventer l’autonomie « comme projet politique commun », loin d’une indifférence généralisée. « Le mal de l’autre interroge les limites de l’humain », précise encore Agata Zielinski, qui montre combien la violence ressentie face à un corps mutilé est « l’indice d’une proximité contre laquelle je me défends. La vulnérabilité de l’autre suscite un désarroi qui est le signe de ma propre détresse ». Même au plus bas, « la détresse rend capable de mises en relation » et une présence offerte au souffrant permet « le contraire de l’inhumanité ». « Nous avons besoin des soignants et intérêt à les protéger », plaide Michel Dupuis.
Le leurre d’une mort « douce »
Il est impossible d’évoquer la vulnérabilité sans aborder la problématique contemporaine de l’euthanasie. Tout en reconnaissant « dramatiques les lois qui permettent de tuer l’autre », Gaëlle Fiasse est sensible à « la détresse de la personne qui appelle ce geste ». « Connaître la loi et en parler est la meilleure façon d’ouvrir la discussion », estime, pour sa part, Claire Rommelaere. En France, il apparaît que les demandes d’euthanasie sont plus pressantes en ville qu’à la campagne, souligne encore Cécile Furstenberg, qui observe un « rapport au temps » différent. « En ville, ça doit aller plus vite. » De même, cette infirmière devenue philosophe épingle combien la relecture du passé est importante en Afrique tandis que l’Europe est davantage « tournée vers le futur », même dans les soins médicaux.
Les nouvelles technologies « écrantent » la société
Dominique Lambert revient sur la distanciation qui s’établit entre les individus par écrans interposés. « L’artificialisation met une distance qui occulte la réalité de la personne. » Pour Emmanuele Iula, la technique induit « moins de contact direct » avec les aléas de l’existence. « La technique n’est pas neutre dans son rapport aux objets sur lesquels elle intervient et au sujet qui l’emploie. » Pareil constat suffit à justifier l’apparition de nouveaux problèmes d’ordre éthique. Derrière les développements de telle ou telle machine, d’un contenu plutôt qu’un autre, s’engagent des choix éthiques et politiques, préférences des décideurs qui sont par définition minoritaires. D’où l’intérêt, par extension, de travailler et de développer la notion de bien commun, chère aux chrétiens. Et Frédéric Rottier de prôner « la réhabilitation de la vulnérabilité dans le discours politique ». Face à toutes ces mutations liées à une ère de haute technicité, la législation doit également s’adapter pour tenir compte des nouvelles réalités environnantes. « La vie devient fragile quand je confie à quelqu’un d’autre ce qui m’appartient », prévient le jésuite Iula, tandis que Dominique Lambert rappelle que la créativité caractérise l’être humain, puisqu’elle distingue certains des autres et rend possibles les avancées, loin des développements convenus. « La créativité, c’est la transgression des règles. » Pour Laura Rizzerio, « le déni de la fragilité conduit à une rigidité qui nous rend incapables d’affronter l’imprévisible ». Plutôt que de l’envisager avec effroi, Emmanuel Iula préfère y voir un moteur de fécondité, estimant nécessaire qu’une brèche s’ouvre pour que la fécondité puisse se déployer. Tout au long de l’existence, « les liens sont appelés à évoluer et se renouveler ». Marie Garrau voit dans cette caractéristique commune « un fondement de la solidarité », ajoutant même « des expériences de la vulnérabilité sont des expériences de puissance ». « A la fois blessure et richesse, possibilité de rebondissement et d’ouverture, la vulnérabilité garantit une forme de souplesse à notre existence », conclut Laura Rizzerio.
Angélique TASIAUX