Dans sa vie, tout homme est amené à se poser deux questions, affirmait l’écrivain Jean d’Ormesson: Dieu existe-t-il? qu’y a-t-il après la mort? En est-il de même pour les hommes préhistoriques? Le spécialiste Pierre Noiret a accepté de nous éclairer sur le sujet.
Depuis quelques années, les documentaires et fictions sur les découvertes scientifiques et archéologiques se multiplient. S’ils posent un certain nombre de questions pertinentes, ils exposent uniquement la vision des quelques spécialistes collaborant avec les réalisateurs, nous avertit Pierre Noiret, archéologue chargé de cours à l’Université de Liège. Car, au sein de la profession des archéologues, les controverses sont légion et les chercheurs se cloisonnent parfois à leurs propres découvertes, sans se référer aux travaux de leurs confrères.
Une question délicate
Le questionnement sur la vie spirituelle des hommes préhistoriques n’est pas récent. Depuis le milieu du XIXe siècle, les chercheurs se sont interrogés sur leur capacité à produire de l’art. Mais il a fallu parfois attendre des décennies avant que certaines découvertes ne soient considérées à leur juste valeur puis validées par la communauté scientifique au début du XXe siècle. Si l’art pariétal semble avoir conquis l’adhésion de la communauté scientifique, la question des sépultures reste plus délicate. L’existence de telles pratiques funéraires au Paléolithique supérieur (entre 45.000 et 12.000 ans Av J-C) reste encore sujet à débat. Toutefois, la question de la religion et des croyances émerge et quelques travaux ont été produits comme ceux d’Eliade Mircea dans les années 1960. Le niveau actuel de technicité de la recherche archéologique rend la question des pratiques religieuses difficile car essentiellement immatérielle. Même si ce ne sont pas les détails qui importent, souligne Pierre Noiret, mais bien de sonder les préoccupations religieuses aussi fortes et cruciales pour ces premiers hommes que le fait de fabriquer des outils. La religion – ou plutôt le religieux – fait partie intégrante de la vie quotidienne de l’homme préhistorique et de chaun de ses gestes. Pourquoi enterre-t-il ses morts? Qu’est-ce qu’il croit en faisant cela? Qu’a-t-il compris de la mort? Il est difficile de répondre à toutes ces questions car la découverte de l’homme de Néandertal a complètement bousculé les convictions. Les chercheurs ont dû accepter l’idée d’une humanité avant l’homme moderne, différente.
Partout et toujours, l’homme est religieux
Les premiers traitements incontestables de défunts apparaissent au Paléolithique (entre 2,5 millions d’années et 12 000 ans Av J-C). Les grottes ornées semblent des lieux de pratiques cultuelles, au-delà du seul acte graphique, qui révèlent une pensée à caractère mythique, explicative des origines de l’homme, des animaux, des plantes, de la mort… Au Paléolithique supérieur, ce besoin d’explication du monde devient tellement impérieux qu’il nécessite le recours à la figuration, nécessaire à la transmission et à l’initiation. Plus tard, les scientifiques constatent une grande complexité de pensée dès les origines de la production alimentaire, quand le chasseur-cueilleur devient sédentaire. La question de la religiosité/spiritualité chez les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique est donc complexe à saisir, mais néanmoins accessible grâce à l’anthropologie et l’histoire des religions. Dans les sociétés archaïques, aucune activité n’est profane, ce qui fait dire à Eliade Mircea que « le sacré est un élément dans la structure de la conscience » et non pas un stade dans l’histoire de celle-ci. Autrement dit, selon Pierre Noiret, être – ou plutôt devenir – un homme signifie être religieux, y compris aux temps préhistoriques. La principale difficulté pour sonder les préoccupations spirituelles des hommes préhistoriques est l’absence de nombreuses catégories de traces (maquillage, tatouage, danse, chant) qui ne se fossilisent pas (ou mal).
Cultes et croyances
Au Néolithique, les pratiques évoluent lorsque, suite aux vagues de migrations du Proche-Orient vers l’Occident, les hommes vivant alors en Europe adoptent les techniques des nouveaux venus. Mais certaines pratiques religieuses semblent subsister. Les premières sépultures, individuelles, seraient apparues au Paléolithique moyen (100.000 ans Av J-C, au Proche-Orient, chez les Modernes et les Néandertaliens, mais les datations ne permettent pas de préciser lesquelles sont les plus anciennes. Au Paléolithique supérieur, les Hommes modernes européens déposent du mobilier funéraire dans les fosses. On a également découvert des restes de vêtements brodés de perles et de coquillages. Au Mésolithique (9.000 ans BC), apparaissent les tombes collectives, utilisées sur plusieurs générations. Au Néolithique (7.000-3.000 ans Av J-C), au Proche-Orient, les morts sont inhumés sous le sol des maisons, comme pour marquer un lien avec les ancêtres. Les cimetières éloignés des lieux de vie se développent ensuite dans les Balkans. Si elles ne témoignent pas forcément d’un espoir de vie après la mort, les tombes sont très probablement des indicateurs fiables de stratification sociale et témoignent de la transmission de traditions. Et surtout, d’une connaissance de ce que sont la vie et la mort.
Pensée animiste
Si l’on a retrouvé dans les sites archéologiques des Balkans de nombreuses statuettes et des tombes individuelles, l’Occident n’a révélé que très peu de ces objets et des sépultures collectives. Dans ce dernier cas, les ossements humains sont manipulés, témoignant d’une relation intime avec les morts. Cette relation particulière aux ancêtres est probablement le fait d’un héritage d’une période antérieure. Le néolithicien belge Nicolas Cauwe y voit le reflet de deux sociétés: l’une tournée vers les dieux (statuettes) et l’autre vers les ancêtres (ossements). L’éminent chercheur français Philippe Descola a quant à lui émis une théorie sur les quatre ontologies, c’est-à-dire les quatre visions du monde, distinguant la nature du rapport entre l’intérieur et l’extérieur des individus: naturisme, animisme, totémisme et analogisme. L’animisme, qui serait la croyance la plus proche de celle des hommes préhistoriques, considère que l’homme et les animaux sont semblables à l’intérieur, seul l’extérieur les distingue. D’où la possibilité pour un chaman d’entrer dans l’esprit d’un jaguar. Pour les hommes du Paléolithique, le monde est rempli d’esprits avec lesquels il est possible d’entrer en contact, à l’image de ce que les anthropologues ont étudié chez les peuples primitifs de chasseurs-cueilleurs.
Sophie DELHALLE