Invitée par les sœurs de Sainte-Catherine de Sienne chez qui elle a passé douze ans, sœur Marianne Goëffel s’est rendue en octobre dernier au Kurdistan irakien pour "être signe, soutien, présence" auprès d’une population meurtrie par une barbarie sans nom.
A l'occasion d'une rencontre récemment organisée par Baptisé-e-s en marche à la salle des Fraternités du Bon Pasteur (à Bruxelles), une très nombreuse assemblée était venue accueillir sœur Marianne, une religieuse de 74 ans, qui a consacré la grande partie de sa vie à tisser du lien avec le monde arabo-musulman. Après deux années chez les dominicaines missionnaires de Fichermont, Marianne Goffoël a en effet vécu en Algérie. Un coup de cœur qui la poussera à étudier non seulement l’arabe, mais aussi l’islamologie.
Plus tard, lors d’une formation en théologie, elle fera connaissance avec un autre rameau de l’ordre prêcheur, les sœurs de Sainte-Catherine de Sienne en Irak. Sentant un appel, elle les rejoint à Mossoul, où elle prononce ses vœux et prend le nom de Marianne Ibrahim (Abraham), invitée elle aussi à partir vers la terre indiquée par Dieu.
Dix ans après, elle se verra expulsée par le régime de Saddam Hussein. La guerre Iran-Irak a fait de tout étranger un espion possible. Elle se souvient du courrier surveillé, ouvert par des séminaristes au service militaire, mandatés pour lire et traduire… "L’économie était florissante mais les gens disparaissaient."
De retour dans la congrégation waterlootoise, sœur Marianne se consacrera à aider les Belges à comprendre les musulmans, à travers le Centre El Kalima ou le CIRI (Centre interdiocésain pour les relations avec l’islam), qu’elle pilotera également.
Une terreur nommée Daech
"En 2002, lors de ma précédente visite en Irak, se souvient la religieuse, il y avait déjà des kidnappings et des attentats contre les chrétiens, commis par des milices, qui ne portaient pas encore le nom d’Etat islamique d’Irak. A la fin du règne de Saddam Hussein, sous pression du parrain saoudien, une certaine radicalisation islamique avait vu le jour avec, par exemple, la télévision, qui indiquait les heures de prières en plein milieu des émissions. C’est à partir de la guerre du Golfe (1990-1991), et plus encore de l’invasion américaine de 2003, sous des prétextes mensongers, que les chrétiens, me semble-t-il, ont été ciblés. Sans doute par assimilation à l’envahisseur. Aussi, après le dynamitage de la porte d’entrée de leur maison-mère à Mossoul, les dominicaines avaient refusé les bons services américains pour la réparation."
En 2006, des groupes djihadistes sunnites, alliés à Al Qaïda. Fin 2013, les exactions de l’armée et surtout des milices chiites, comme les discriminations infligées aux sunnites, font le lit de l’expansion djihadiste. Daech (acronyme arabe de l’Etat islamique du Levant) pourra compter sur le soutien de certains sunnites.
Le 29 juin 2014, le califat est proclamé à Mossoul, assiégée par les djihadistes. Priés de se convertir, de payer un impôt spécial ou de vider les lieux, la plupart des chrétiens, aux habitations désormais marquées de la lettre arabe Noun (Nazaréen), prennent les routes de l’exode. L’ancienne Ninive fait aujourd’hui l’objet d’une controffensive délicate, avec des civils pris en otage.
6 août 2014, Qaraqosh, la plus grande ville chrétienne d’Irak, se vide de ses habitants, fuyant les terroristes. La cité ne sera libérée qu’en octobre dernier.
Sœur Marianne avait gardé des liens profonds et durables avec ses sœurs d’Irak. Soutenue par de nombreux amis et connaissances, elle rejoint donc la capitale de la région autonome du Kurdistan, où sont réfugiées la plupart des dominicaines irakiennes. Elles y ont accompagné dans leur fuite les chrétiens de la plaine de Ninive et se sont installées à Aïnkawa, en périphérie d’Erbil, à proximité d’un des camps où s’entassent 1.200 familles. Les tentes y ont fait place aux containers. Une chance relative si l’on compare à la minorité persécutée des Yézidis, qui campent encore sous des toiles dans la région de Sindjar.
Exil et foi boostée
Fortes de leur expérience dans l’enseignement, les sœurs ont créé des écoles. L’une d’elles, sœur Ban, ayant observé la violence de certains enfants traumatisés, leur donne des cours de yoga et applique la méthode Montessori autour d’une table de réconciliation pour permettre aux enfants en conflit de s’exprimer.
Les religieuses visitent les familles. "Les habitants de Qaraqosh ont besoin de raconter leur exode douloureux du 6 août 2014, sur des routes submergées, par une température de 50°C, explique Sœur Marianne. L’un d’eux m’a rapporté avoir, dans ces heures terribles, reçu un appel téléphonique. Un membre de Daech lui ordonnait de revenir porter les clefs de sa maison et de sa petite fabrique de glaces, sous peine de tout faire sauter. L’exil a laissé des traces: dans notre congrégation, seize sœurs choquées, traumatisées, sont décédées dans les quinze mois suivants."
Malgré cela, les populations chrétiennes ainsi chassées ne perdent pas la foi. Au contraire! "La première chose que les déplacés installent, c’est une croix, bientôt suivie d’une église. La croix domine l’entrée de chaque camp" rapporte la religieuse qui dit son admiration devant la foi de ces chrétiens, qui ont préféré s’exiler plutôt que d’y renoncer. "Loin de les pousser à se convertir à l’islam, l’adversité renforce leur identité, approfondit leur foi."
A Kirkouk, des étudiantes sauvées in extremis
Dans la grande cité pétrolière, les Kurdes se montrent accueillants envers les chrétiens. "Parce qu’ils ont partagé leurs souffrances lors de la guerre menée contre eux par Saddam Hussein", explique l’évêque du lieu. Une semaine après la visite de sœur Marianne, Daech y pénètre pour préparer des attaques. A côté de la maison des sœurs, trois hommes s’installent dans le bâtiment des étudiantes. A 3h du matin, ces dernières les découvrent en les entendant boire et manger. Terrées sous leur lit, les jeunes filles alertent l’armée et parviennent à sortir par l’arrière du bâtiment. Se sentant encerclés, les djihadistes se font alors sauter. "Qu’il ne soit rien arrivé à ces jeunes filles relève du miracle! Mais toutes les angoisses sont réveillées", commente sœur Marianne.
Une aide sélective aux chrétiens?
"Ce ne serait pas évangélique de se limiter à eux, il faut aider l’être humain, quel qu’il soit. Même s’il est tentant de tendre la main aux gens de son espèce", répond-elle. En Irak, les victimes du soi-disant Etat islamique sont les (musulmans) chiites mais aussi les sunnites modérés, comme les chrétiens et, de façon générale, tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Les Yézidis sont les plus persécutés car n’étant "même pas", à leurs yeux, des "gens du Livre" (c.à.d. le Coran ou la Bible).
Et demain?
Partir ou rester, rentrer dans leurs villes libérées, la question ne se pose pas que pour les chrétiens… Ne surgira-t-il pas un nouveau "Daech" des villages voisins? "Les musulmans partis avec nous ne sont pas liés aux terroristes, disent les exilés, mais bien ceux qui sont restés. Cela fait peur."
Et qui se disputera Mossoul, une fois libérée: les Kurdes, les Turcs, les Arabes? Tous la convoitent!
En attendant, les plus jeunes sœurs expriment leur malaise de ne pouvoir avoir une vie normale et de travailler dans la peur. Mais leur mission est d’accompagner la population.
A Kirkūk, l’évêque, Mgr Yousif Thomas a montré les projets de son diocèse: dispensaire, laboratoire, pharmacie, écoles, fabrique d’huile de sésame pour les réfugiés, ou encore l’accueil d’étudiants venus de tout le Kurdistan. L’évêque a mis en place un système de parrainage pour quatre cents universitaires, chrétiens, musulmans ou yézidis, répartis dans différentes maisons sans distinction de religion. "Belle école d’apprentissage pour vivre ensemble et préparer l’avenir!" conclut sœur Marianne en soulignant: "Partout des gens prient et chantent. Leur foi est grande et leur confiance sans limite. Que Dieu entende leur prière!"
Béatrice PETIT (Texte et photo)
Pour aider l’action des dominicaines en Irak: Cpte BE 46 0000 2737 7036 - Dominicaines Missionnaires de Fichermont - 1210 Bruxelles