«Nous avons la richesse d’une tradition d’accueil millénaire, mais elle est exploitée par ceux qui ont le porte-monnaie plein». En Sicile, le sauvetage des immigrés en mer est considéré comme un geste d’humanité non négociable. Un maire, un curé, un hôtelier témoignent de leur solitude face à l’écrasante responsabilité qui leur incombe dans une île en crise.
«Ce qui est le plus dur ici, ce ne sont pas les milliers d’immigrés qui arrivent chaque semaine, ni la gestion des obligations qui m’incombent en tant que maire, le plus dur ici, c’est le sentiment de solitude». Luigi Ammatuna (photo), le maire du port sicilien de Pozzallo n’est pas homme à se lamenter sur son sort, ni un fanfaron qui cherche à clamer devant les caméras l’héroïsme de sa tâche. Lorsqu’il met son écharpe de maire pour accompagner dignement le repêchage de 45 cadavres dégorgés par la mer sur les plages de sa ville, Luigi Ammatuna est simplement un homme qui a une conscience aiguë et douloureuse de ses limites. Comme un écho au maire de Pozzallo, le père Beniamino Sacco, installé dans son modeste bureau de la paroisse Santo Spirito de la ville de Vittoria, ne dit pas autre chose. La solitude du combat de ce curé tenace et soucieux de justice qui a dédié sa vie à l’accueil des immigrés, est criante. Au-dessus de son bureau, la photo d’un chien: pendant des années, son seul compagnon.
Seuls sur la route
Luigi Ammatuna et Don Beniamino sont tous les deux aux avant-postes de l’arrivée sur les côtes siciliennes de près de 1.000 réfugiés par jour. Depuis le début de l’année, les chiffres ont décuplé: le 14 mai dernier, ce ne sont pas moins de 2.220 immigrés qui ont été secourus en mer par les gardes côtiers italiens ou des bateaux spécialement affrétés par des organisations humanitaires. Si la Sicile a de tout temps vu débarquer sur ses côtes les plus affamés comme les plus conquérants des peuples qui l’entourent, elle ne pouvait imaginer qu’elle deviendrait à nouveau le lieu d’une arrivée aussi massive de personnes en quête d’une vie meilleure. «Je consacre 70% de mon temps à l’accueil des migrants», assure le maire du port de Pozzallo, «il y a deux jours, le débarquement de 800 personnes a démarré à minuit et ne s’est achevé qu’à 13h». A chaque arrivée, c’est toute la pression de l’urgence qui pèse sur les épaules du maire. Il faut des volontaires pour aider, des coopératives pour assurer à chaque réfugié quelques vêtements de rechange ou des soins d’urgence et des fonctionnaires qui prennent note de l’identité des réfugiés. De son bureau qui a vue sur l’azur de la mer Méditerranée, Luigi Ammatuna n’a plus le temps de se sentir le maire d’une station balnéaire en quête de bien-être. Quand le téléphone sonne, c’est pour annoncer l’arrivée d’une nouvelle embarcation, régler des retards de paiement aux coopératives ou supplier un maire voisin de bien vouloir faire un peu de place dans... son cimetière. «Vous imaginez? Voilà mon travail: appeler les maires des villes voisines pour leur demander d’enterrer quelques corps. Je suis devenu le maire de cadavres».
A quelques dizaines de kilomètres de là, dans la ville de Vittoria, Don Beniamino est lui aussi soumis à la loi de l’urgence constante. Dans cette région horticole qui alimente les marchés européens en légumes toute l’année, la question de l’immigration n’est pourtant pas nouvelle. «Cela fait 40 ans que la ville de Vittoria accueille des immigrés, d’abord tunisiens, puis roumains ou africains», raconte Don Beniamino, «mais nous en sommes toujours au stade de l’urgence». Ici, les déclarations politiques, les discours à l’ONU, les conférences sur l’immigration ne changent pas grand chose à la réalité du pays. Dans cette région pauvre de la Sicile, l’opacité et le silence continuent à peser sur toute activité économique ou politique. Les exploitations maraîchères où se pratiquent une culture sous serres à grande échelle ont un temps attiré la mafia, avant de laisser la place à des patrons de seconde zone qui n’ont pas de scrupules à exploiter la main d’œuvre étrangère. «Certains couples roumains acceptent de travailler pour 25 euros à la journée», explique le prêtre, «les femmes roumaines font souvent l’objet de violence sexuelle de la part de leurs patrons. Le niveau culturel de la région est très bas et aucun responsable politique, économique ou même religieux n’ose sortir du rang». A la tête de la Fondation Il Buon Samaritano, Don Beniamino a plus de 40 ans de combat solitaire auprès des déshérités, ne désespérant pas qu’une meilleure justice sociale advienne un jour. Mais son engagement auprès des populations immigrées lui a d’emblée valu une méfiance profonde. «Un jour, des paroissiens sont venus vers moi et m’ont dit: c’est nous ou eux. Je leur ai répondu, vous pouvez aller si vous voulez», raconte le prêtre. Et ils sont partis.
Le business de l’urgence
Mais la Sicile a une humanité aussi profonde que son histoire. Ceux qui ont mis le père Beniamino au défi de choisir entre eux et les immigrés, sont revenus. «Ce sont même les membres les plus actifs de la paroisse», ajoute le prêtre, un instant heureux. «Nous sommes tous des gens éthiques lorsque nous ne sommes pas mis à l’épreuve», s’anime Angelo, un homme cultivé qui agrémente les petits déjeuners des clients de son hôtel de Ragusa de mille recettes culinaires locales, «mais l’homme que chacun est vraiment, ne se révèle que lorsqu’il est confronté à une situation de choix fondamental. La situation des réfugiés nous demande de continuer à voir des frères en eux, alors que nous souffrons tous d’une crise économique profonde». Dans le centre historique de la ville de Ragusa, chargé de palais baroques où s’entremêlent balcons opulents et figures grimaçantes destinées à chasser les esprits malveillants, la présence des réfugiés est visible. Un centre d’accueil pour mineurs a été ouvert en plein coeur de la ville. De jeunes Erythréens, Gambiens ou Sénégalais se promènent la journée dans le dédale des ruelles historiques et s’asseyent sur les marches de l’église San Giovanni, en attendant que les jours passent. «Ce sont des enfants», explique la patronne d’un hôtel voisin du centre, «certains ne savent pas ce qu’ils viennent faire ici. Ils ont été forcés de prendre place sur une barque, poussés par leur famille, poussés par les trafiquants. Il y a un business ici qui entoure leur arrivée». Un business? La question est difficile à poser aux autorités locales et les réponses encore plus difficiles à comprendre. «Oui, il y a un business», estime Daniele, le directeur du centre d’accueil des mineurs de Ragusa, «il y a par exemple une enquête en cours sur certains acteurs économiques qui interviennent dans le cadre de l’accueil des réfugiés. Certains services sont facturés, sans être rendus». Dans cette région soumise à des pratiques mafieuses, les flux financiers qui entourent l’arrivée des réfugiés est l’occasion d’enrichir des intervenants de manière indue. A ce sujet, l’assistante du maire de Pozzallo regrette que la gestion des dépenses liées à l’arrivée des migrants soit passée en septembre 2014 aux mains d’un gestionnaire unique sur lequel la mairie a perdu son pouvoir de contrôle. Mais la loi du silence demeure forte. «Lorsque le centre d’accueil pour mineurs a été ouvert», explique encore la patronne de l’hôtel jouxtant le centre, «il y a eu une pétition qui a circulé pour empêcher son ouverture, mais personne n’a osé la signer…!»
Une tradition d’accueil exploitée
Mais si colère il y a dans l’île, elle ne se tourne pas tant contre les réfugiés que contre ceux qui tirent profit de la pauvreté. En Sicile, la crise mord durement sur la vie quotidienne de chacun. Le seul Don Beniamino veille à la distribution de près de 1.000 repas par jour sur une ville de 50.000 habitants. Les indépendants sont écrasés par les taxes et les coopératives agricoles, exsangues. «Nous sommes pauvres», s’élève soudain un homme qui tient un petit bar à pizza et à glaces à Punto Secco, la pointe où est érigée la maison du commissaire Montalbano, héros de l’écrivain Andrea Camilleri, qui d’épopée en épopée, lutte contre la mafia, la drogue ou l’exploitation des migrants. «Nous avons la richesse d’une tradition d’accueil millénaire, mais celle là aussi est exploitée par ceux qui ont de l’argent. C’est à ceux là que nous en voulons. Ici en Sicile, ils sont patrons, politiques ou… curés».
De notre envoyée spéciale Laurence D’Hondt