Depuis qu'elle a perdu son fils, assassiné par Mohammed Merah, Latifa Ibn Ziaten se rend dans les écoles, les centres sociaux et les prisons pour transmettre un message de tolérance et de lutte contre le fanatisme religieux. Voici le témoignage de celle que l'on appelle désormais Mère courage.
Il y a huit ans jour pour jour, Latifa Ibn Ziaten (soixante ans) perdait son fils Imad. Assassiné le 11 mars 2012 à Toulouse, ce jeune militaire fut une des victimes de Mohammed Merah, un terroriste franco-algérien qui, en dix jours, a tué au total sept personnes (dont trois enfants juifs) et blessé six autres, avant d'être lui-même abattu lors d'un assaut du RAID.
Après la mort de son fils, elle décide de s'engager pour prôner le "vivre ensemble" et de fonder l'association IMAD pour la jeunesse et la paix. Son but? Venir en aide aux jeunes des quartiers difficiles qui se sentent perdus.
"J'ai quitté mon pays natal, le Maroc, quand j'avais à peu près dix-sept ans, car mon mari avait trouvé un emploi aux chemins de fer français dans les environs de Rouen. Nous avons fondé une famille: nous avons cinq enfants, dont quatre garçons. Nous les avons tous éduqués avec les valeurs qui nous sont chères: celles de la famille et de la religion musulmane ainsi que l'amour pour la paix et la tolérance.
Nos cinq enfants ont tous réussi. Nous voulions qu'ils fassent tous – garçons et fille - des études supérieures, ce que moi, je n'ai jamais pu faire. Le souhait de mon deuxième fils était d'entrer à l'armée. Il s'y est engagé en 2004. Il était sous-officier chez les parachutistes, près de Toulouse.
Piège
Je ne vous cache pas que son choix de devenir militaire a toujours été difficile pour nous. J'ai toujours eu peur de perdre mon fils, mais je n'aurais jamais imaginé que ce serait dans les circonstances que nous avons vécues. Le terroriste Mohammed Merah voulait explicitement tuer des enfants juifs de l'école de la Torah et des militaires. Quand mon fils a eu un rendez-vous avec lui pour lui vendre une moto, c'était un piège.
Mon fils Imad fut la première victime de Merah. Il lui a ordonné de se mettre à genoux, mais mon fils a refusé. Il est mort debout. Il a vécu jusqu'au dernier moment comme nous l'avions éduqué: il ne faut jamais s'abaisser, il y a toujours de l'espoir, il faut avancer jusqu'à ce que tu réussisses.
Après la mort d'Imad, moi aussi je devais rester debout. J'avais perdu plus qu'un fils, c'était un ami, un confident… Nous étions très proches. Je suis alors partie dans la cité des Izards au nord-est de Toulouse d'où était originaire l'assassin de mon fils. Je voulais comprendre, j'ai cherché à y trouver un message… Mais j'y ai surtout rencontré des jeunes comme Merah. Et pour ces jeunes, Merah était devenu un héros, un martyr de l'islam.
Les jeunes se sentent abandonnés
Mais Mohammed Merah était un homme qui ne pratiquait pas du tout l'islam, il ne savait rien de l'islam. C'était un jeune délinquant. Je leur ai expliqué que ce n'était nullement un héros, mais un simple assassin. Ils ne savaient pas que j'étais la mère d'une de ses victimes; ils ne savaient même pas que mon fils était musulman.
Je leur ai expliqué quelle était l'origine de ma souffrance. Ils ont présenté leurs excuses, on s'est mis à échanger. Lors de la discussion, il s'est avéré qu'eux-mêmes se sentaient rejetés par la société dans laquelle ils vivaient. Comme Merah! Lui aussi avait été livré à lui-même. Il avait manqué d'amour et d'encadrement familial, été trimballé de foyer en foyer. Il a fini en prison et était devenu un monstre quand il en est sorti.
La vie d'Imad s'est arrêtée là, mais la mienne ne pouvait pas s'interrompre. Je ne pouvais pas baisser les bras. C'est pourquoi j'ai fondé Imad – une organisation pour la Jeunesse et la Paix. Depuis huit ans, nous essayons d'établir des relations de confiance avec ces jeunes qui se sentent perdus et leur offrir de nouvelles perspectives. Nos enfants sont exposés, surtout dans la période fragile de l'adolescence, à ceux qui tentent de les influencer, soit directement, soit via les réseaux sociaux, avec une idéologie extrémiste.
Le foyer familial
Aujourd'hui, nous oublions l'éducation, on n'en parle pas suffisamment, on n'a pas de réponses adéquates au manque d'éducation de nos jeunes. Tout commence au foyer familial: le père et la mère d'un enfant sont les piliers de son éducation. Combien de jeunes ne sont pas déchirés entre leurs parents qui se séparent ou qui se disputent tout le temps. Que se passe-t-il quand ces piliers de l'éducation sont toujours absents dans les foyers? C'était le cas chez l'assassin de mon fils.
Je suis sur le terrain depuis huit ans maintenant, et je vois combien d'enfants manquent d'amour et d'encadrement, souvent dès la dernière section de maternelle. Que va-t-il advenir de ces jeunes? Pourquoi attendons-nous si longtemps avant d'intervenir? Cette jeunesse a besoin d'écoute, ces jeunes ont besoin d'aide, ils ont besoin d'accompagnement par des adultes qui les aident dans leur développement.
C'est pourquoi je vais dans les foyers, mais je vais aussi dans les écoles et les prisons. Ah, les prisons! Quand quelqu'un vole ou tue, on le condamne et on le met dans une cellule pour protéger la société. Mais est-ce qu'on travaille à l'avenir du détenu pendant qu'il est en cellule? Non! S'il n'a pas envie de quitter sa cellule, il peut rester couché pendant toute la journée. Combien d'opportunités manquons-nous là d'éviter de nouveaux drames?
Espoir
Quand je pose la question de l'espoir aujourd'hui dans les écoles, les enfants me répondent: "C'est quoi l'espoir, Madame? Comment pourrais-je avoir espoir dans un avenir alors que je sais mon horizon bouché?" C'est de notre responsabilité, des adultes, d'offrir des chances à ces jeunes. Afin qu'ils puissent développer leurs talents, quels qu'ils soient, quelle que soit leur origine familiale. Sinon…
Ces jeunes vivent un manque de paix et d'espoir. Les deux sont indissociablement liés dans toutes nos traditions religieuses. Pourquoi ne mettons-nous pas davantage en pratique ce que nous apprennent tant la foi juive que chrétienne ou musulmane: pas de paix sans espoir, sans avenir!
Avec notre association, nous croyons aussi profondément dans les valeurs de la République française: Liberté, Egalité, Fraternité. Il faut pouvoir se saisir d'une liberté qui s'acquiert en prenant son propre destin en main. L'égalité se réalisera quand ces jeunes à double culture n'auront plus à renier leurs origines pour se sentir citoyens à part entière, bénéficiant des mêmes droits et soumis aux mêmes devoirs que tous. Et la fraternité, c'est quand on prend soin de l'autre, de manière inconditionnelle.
Bombes à retardement
Etre fraternel, c'est se remettre en question et aller vers l'autre sans a priori, sans tabou et sans peur, afin d'établir ce qu'il y a de plus précieux: l'échange entre deux êtres humains qui vivent ensemble le cadeau de la vie. Après huit ans de présence sur le terrain, je continue à rendre honneur à la mémoire de mon fils en mettant notre société en garde: si nous ne nous préoccupons pas davantage des chances d'avenir octroyées à nos jeunes, nous risquons qu'ils deviennent des bombes à retardement."
Propos recueillis par Benoit LANNOO
Pour plus d'infos sur 'Imad - Association pour la Jeunesse et la Paix'
Photo: © Benoit Lannoo