
CC by Adam Jones SA.3.0
A la veille des commémorations du génocide au Rwanda (pour rappel, plus de 800.000 morts en 100 jours seulement), le journal Dimanche n°14 s’interroge sur la possibilité de réconciliation après de telles horreurs. Pour cela, nous avons donné la parole à des experts qui se sont penchés sur la question. Par ailleurs, il est un aspect de cette thématique que nous souhaitons aborder ici: la création – depuis 2004 – d’une petite dizaine de « Villages de réconciliation ».
Ceux-ci réunissent les génocidaires – qui ont reconnu leur crime, été en prison et demandé pardon – et leurs victimes. L’initiative vient d’une ONG américaine d’inspiration évangélique – Fellowship Prison Rwanda – qui œuvre au rapprochement. Elle est soutenue par le président Kagame qui veut créer un sentiment d’unité nationale (il a, entre autres, supprimé l’utilisation des noms d’ethnies: aujourd’hui on ne parle plus que de « Rwandais et Rwandaises »).
Le programme d’unité et de réconciliation rwandais s’inspire de l’expérience de l’Afrique du Sud. Cependant le processus est largement décrié. En effet, le passé du président Kagame est lié au Front Patriotique Rwandais (rebelle) et nombreux sont ceux qui suspectent son implication dans le déclenchement du génocide. Ceci laisse certains sous–entendre que le projet de « Villages de réconciliation » est avant tout politique. Une chose est sûre, ces villages ne font pas l’unanimité ou mettent mal à l’aise. Pourquoi?
Trop beau pour être vrai?
Il s’agit d’une expérience tout à fait unique en son genre mais dont on parle peu. Des reportages existent mais il est vraiment difficile de trouver de l’information récente sur le nombre de villages qui existent et sur leur évolution depuis leur création.
Premier aspect interpellant, ces villages se visitent uniquement par le biais d’un « Tour opérateur ». Un peu à la manière des villages amérindiens reconstitués – au Canada – où l’on découvre les chants et danses traditionnels comme lors d’un spectacle. Ici, le visiteur rencontre des témoins – bourreaux et victimes – qui semblent vivre en cohésion, s’entraider et avoir tourné la page. La visite se termine autour d’un bol de bière de banane.
Qui finance? Et pourquoi ?
L’argent vient des ONG et du politique. Les premières veulent-elles se donner bonne conscience? Le gouvernement veut-il imposer sa vision? Le risque est de vouloir réécrire l’histoire.
Valérie Rosoux, chercheuse FNRS et professeure à l’UCLouvain – a analysé le processus de réconciliation. Dans un article intitulé « Rwanda : les risques d’une réconciliation idéalisée », elle relève que « les appels à la réconciliation ne vont pas de soi. L’intrigue est certes connue . Elle résonne avec les préceptes chrétiens et les recettes d’un développement personnel qui prêche la réinvention de soi, quelles que soient les infortunes rencontrées. Elle rassure aussi. Dans sa forme abstraite, elle relève presque du conte de fées. Les héros dépassent la violence, tournent la page, rendent en somme l’irréversible réversible. […].Pourquoi, pour qui la réconciliation est-elle tant désirée? Pour eux et/ou pour nous ? » La question mérite en effet d’être posée. Elle poursuit: « Il n’est pas question de dénoncer tout effort de rapprochement. La reconstruction et la réconciliation, entendue comme une forme de coexistence pacifique, sont des priorités absolues. Le bât blesse sans doute lorsque la réconciliation […] prend la forme d’un impératif idéalisé.«
Le problème c’est que, « au Rwanda, le rapport à l’autorité est tellement fort que l’on ne remet pas en question. Vouloir le bien de l’autre sans le laisser s’exprimer c’est risquer de créer une poudrière » enchérit Martine Goffin. Elle est psychologue mais a aussi des liens avec le Rwanda. Elle s’est intéressée à ce projet de « Villages de réconciliation ».
L’importance de transmettre
« Lors d’un voyage en 2015, je me suis pris le génocide en pleine figure » raconte Martine Goffin. « J’ai constaté que les Européens étaient – voire sont toujours – dans le déni. Il y a de la lâcheté et de la banalisation. » Dès lors, Martine s’est posé la question de la transmission. « En effet, dit-elle, 60% de la population rwandaise a moins de 25 ans – et n’a donc pas vécu le génocide. »
Elle est donc repartie au Rwanda, pour récolter des témoignages et ne pas attendre 50 ans – à l’inverse de ce qui s’est passé avec la Shoah – pour libérer la parole. Il s’agissait d’une démarche personnelle, éclairée par son regard de psychologue. Elle souhaitait mettre les vérités ensemble. Aussi a-t-elle réalisé des petits reportages dans les « Villages de réconciliation », avec l’intention d’ouvrir les yeux et le débat. 4 petites capsules vidéo amateur sont le fruit de ses rencontres. Elle nous partage ses impressions.
Est-il vraiment possible de pardonner? « Tout d’abord, fait-elle remarquer, ceux qui peuvent se permettre de ne pas pardonner sont la diaspora et les habitants des villes. » Martine pense que la réconciliation est une nécessité économique. Mais, nous le relevions plus haut dans cet article, elle est aussi politique. « J’ai trouvé qu’il y avait quelque chose de sincère dans les témoignages des habitants. Certes, ils sont instrumentalisés, mais j’ai ressenti ce projet de villages comme des petites bulles d’air. »
Une solution, mais qui ne convient pas à tous
Valérie Rosoux relève encore: « le président [Kagame] définit le « nouveau Rwanda » comme un lieu de « débat », de « compromis » et de « pardon » […] Il importe de saluer les citoyens rwandais qui font le pari de la « guérison » plutôt que celui du « conflit », du « pardon » plutôt que celui des « plaintes », de la « réconciliation » plutôt que celui de la « vengeance ». Mais la notion de traumatisme occupe une place essentielle, […] des victimes et des criminels se retrouvent rassemblés dans un seul et même état traumatique. La manière la plus efficace de les surmonter est de faire un effort pour se pardonner les uns les autres. L’essentiel devient donc le processus de pardon/guérison. Il n’est plus ici question de responsabilités à établir ou à assumer. »
Au-delà de la potentielle mise en scène de ces villages, est-il réellement possible de vivre ensemble? Pour Martine Goffin, comme pour plusieurs autres analystes, reconstruire ensemble est une nécessité. Alors, les « Villages de réconciliation » sont peut-être une des solutions mais ne sont pas LA solution. Et celle-ci ne convainc pas tout le monde – en particulier de nombreuses victimes qui ne sont pas prêtes à pardonner.
Certains préfèrent donc parler de cohabitation plutôt que de réconciliation. Il ne faut pas oublier non plus que le Rwanda s’ouvrait au multipartisme avant le génocide tandis qu’aujourd’hui il n’y a plus qu’un parti. Il faut en tout cas rester prudent et critique face aux discours incitant à la pensée unique.
Et si les « Villages de réconciliation » rassurent les uns et déconcertent les autres, leur évolution ne peut que nous éclairer sur le processus de réconciliation. Celui-ci reste fragile. C’est aussi un laboratoire. Personne – ni au Rwanda ni ailleurs dans le monde – ne peut malheureusement parier sur la réussite d’une réconciliation. Il faut cependant se donner les moyens de la réaliser et, comme le relevait Valérie Rosoux dans l’article paru dans le Dimanche de cette semaine, « il faut aussi se donner du temps ».
Nancy Goethals
Photos : CC by Adam Jones SA 3.0.