Et si nous étions tous capables de massacrer nos voisins? C’est la question qui a tourmenté le juge Damien Vandermeersch et l’a poussé à écrire. Parti en 1995 au Rwanda pour enquêter sur les mécanismes et les logiques qui mènent au génocide, il a voulu mettre des mots sur ce qui s’est passé. Dire l’indicible pour juger ce qui dépasse l’entendement.
Par ailleurs, après les terribles crimes perpétrés contre l’humanité, à différents moments du XXe siècle, et face à toute cette désolation, il faut travailler à la paix et il faut réfléchir avant comment éviter d’en arriver à une situation innommable.
A l’occasion du 25e (douloureux) anniversaire du génocide rwandais, le GRIP – Groupe de Recherche et d’Information sur la Paix et la Sécurité – a donc décidé de ré-éditer le livre « Comment devient-on génocidaire? » Car comprendre pour agir est le leitmotiv tant du GRIP que de son auteur, actuellement avocat à la cour de cassation.
« Un génocide, relève Damien Vandermeersch, se limite souvent à un chiffre avec beaucoup de zéros derrière. Ce qui fait que les victimes sont tellement quantifiées qu’elles n’ont plus de visage ». Il fallait aller au-delà. »
Qu’aurions-nous fait à leur place ?
Si la parole de centaines de Rwandais constitue le point de départ du livre, l’auteur s’est aussi attelé à explorer le contexte historique, politique, voire sociologique de cette époque. Dans un langage vivant, imagé et accessible, il nous invite ainsi à découvrir les mille et une pièces d’un puzzle qui, une fois assemblées, expliquent pourquoi tant de Rwandais ont basculé… Mais rien ne dit que nous – Européens, Belges,Wallons, Flamands… – sommes vraiment à l’abri de pareil cataclysme!
« On m’avait tellement annoncé que j’allais rencontrer des monstres. Croire que parce que les crimes sont horribles, les gens sont nécessairement horribles. On préférerait ! Cela mettrait de la distance. On rêverait de dire qu’ils appartiennent à un autre monde. »
Damien Vandermeersch nous explique pourquoi il a écrit et ré-édité son livre. « Avant tout dans un but de transmission, d’interpellation, de remise en question des prismes à travers lesquels on peut tout à coup appréhender les événements. Ce sont des prismes qui peuvent à un moment donné se construire contre l’autre. Ces logiques qui ont conduit à des crimes extrêmes au Rwanda, elles sont déjà en germe partout ailleurs. Quand j’évoque la logique génocidaire au Rwanda – qui disait « il n’y a pas de place pour deux [ethnies] » -, c’est la même logique en Belgique, quand on dit que les étrangers viennent prendre le travail des Belges. »
Déjouer les mécanismes
Et l’auteur d’insister sur l’importance de mettre en évidence les mécanismes qui mènent à un génocide. Cela constitue la meilleure prévention. Ces mécanismes ce sont toutes les formes d’extrémismes. Ceux-ci « se construisent contre l’autre et, finalement, poursuivent l’anéantissement de l’autre jusqu’à un point qui paraîtrait inimaginable mais que des hommes et des femmes ont réussi à atteindre. Ces personnes étaient des gens ordinaires – comme vous et moi – et ils ont commis des crimes extra-ordinaires. »
C’est avant d’être dans la tourmente qu’on doit se poser la question de ces mécanismes. « Parce qu’une fois qu’on est dans la tourmente, dans la guerre, dans la violence extrême, c’est très difficile de se construire des repères. » D’autant plus quand les autorités deviennent elles-mêmes criminelles et donnent les ordres criminels. Cela devient très difficile de s’opposer.
S’opposant à l’idée que cela n’arrive qu’aux autres – aux Africains, par exemple – et loin de nous, le juge Vandermeersch rappelle qu’ici, en Europe, les mécanismes étaient exactement les mêmes. Il ne suffit pas de dire « plus jamais cela ! » mais il faut se donner les outils pour pouvoir décoder et voir comment on arrive à commettre de tels crimes pour, évidemment, ne plus les commettre.
Se méfier des extrémismes
Les dirigeants ont une responsabilité très importante, en particulier les dirigeants modérés qui permettent justement de ne pas verser dans l’extrémisme. Et Damien Vandermeersch de rappeler que le « discours extrémiste est toujours plus polarisateur – il y a les bons et les mauvais et, comme par hasard, on est toujours du côté des bons ! Mais les mauvais sont toujours en face. Le problème, c’est qu’en face ils disent la même chose. » Tandis que le modéré essaie de voir comment continuer à construire malgré les difficultés auxquelles on est confronté.
Et donc c’est en interrogeant tous ces épisodes d’inhumanité qu’on doit pouvoir trouver des pistes.
Succession, accumulation, débordement
Bascule-t-on du statut de citoyen ordinaire et sans histoire à génocidaire parce qu’on obéit? « Pour moi, on ne bascule pas. Cela se passe plutôt à coup de petites doses. On fait des choix et des non choix, autrement dit une série de petites concessions. Parce qu’il y a un contexte particulier, parce qu’on est imprégné par ce contexte, par le pouvoir qui fait pression pour une voie à suivre – et aller à contre-courant des idées majoritaires est parfois très compliqué. L’autorité morale est plus redoutable et prégnante. L’autorité peut biaiser le jugement. »
Ces propos viennent en écho à la citation de la politologue et philosophe Hannah Arendt: « Celui qui choisit le moindre mal, il oublie vite qu’il choisit le mal »: les mécanismes de logique génocidaire sont toutes des successions relève Damien Vandermeersch.
Comment ne pas devenir génocidaire ?
Trois outils sont essentiels. En premier lieu, la tolérance – rentrer dans le point de vue de l’autre, ne pas se construire contre l’autre mais se construire avec l’autre. En second lieu, avoir le courage d’être intolérant : s’élever contre toute forme d’apartheid, de ségrégation de construction où l’autre devient une cible. Et, enfin – un élément très important -, il faut une fameuse dose d’esprit critique . Si on ne construit pas l’esprit critique, il y a une incapacité à se mettre à la place de l’autre. L’esprit critique est lié à l’éducation : cela s’apprend. C’’est savoir analyser les choses pas uniquement à partir de son point de vue mais aussi par l’échange, le débat qui permettent de changer d’avis. C’est très important qu’on puisse s’améliorer en fonction des réactions qu’on reçoit.
Le pouvoir de bien choisir
A la veille des élections fédérales, régionales et européennes, c’est l’occasion pour les citoyens que nous sommes de se poser contre les extrémismes qui peuvent mener au pire. Avez-vous une recommandation pour les votants ?
« S’informer et débattre, c’est comme cela qu’on voit ce qu’il y a derrière les slogans. Il faut aussi se poser la question de la cohérence d’une action politique. Dans quelle mesure a-t-on une garantie de cohérence ? »
Nous sommes tous fragiles mais nous pouvons forger notre discernement pour rester des citoyens ordinaires et éviter de verser dans l’horreur extra-ordinaire.
Nancy Goethals