Une nouvelle forme de précarité a tendance à s’installer en Belgique, liée à la difficulté de payer les factures d’eau, en pleine explosion. Une nouvelle source d’exclusion pour les publics précarisés?
Il faut être aveugle pour ne pas l’avoir remarqué: le prix de l’eau ne cesse de grimper. Entre 2009 et 2013, il a augmenté chaque année de près de 6% en Wallonie et de 10% à Bruxelles. Si bien qu’au total, les ménages wallons ont vu leur facture s’élever de 25% sur ce laps de temps assez court et les Bruxellois de 46%! Sans surprise, cette évolution frappe durement les plus pauvres et contribue, encore un peu plus, à rendre bien difficile la vie de certains ménages.
Bien sûr, on peut toujours relativiser: les « coupures » d’eau volontaires, dans notre pays, restent rares: moins de 1% des compteurs – les chiffres varient selon les Régions; sans doute parce que les politiques sociales contribuent à amortir le choc (lire ci-dessous). Il n’empêche que l’époque où le paiement des notes d’eau se faisait dans une certaine insouciance est révolue: « l’or bleu » pèse de plus en plus lourd dans les charges des ménages. Toujours à l’affût des grandes tendances de fond émergeant dans la société belge, la Fondation Roi Baudouin a commandé une étude exploratoire pour évaluer l’ampleur de ce phénomène. Il en ressort qu’entre 1999 et 2012, la part prise par la facture d’eau dans les dépenses des Belges a augmenté en moyenne de 76%.
Quatre nécessités impérieuses
Il en résulte aussi qu’à côté de la précarité énergétique, désormais bien connue (15% des Belges éprouvent des difficulté à payer les factures de mazout ou de gaz), on peut dorénavant parler d’une véritable précarité hydrique dans notre pays. Ainsi, les plans d’échelonnement des paiements des factures d’eau concernent dorénavant près de 22.000 personnes à Bruxelles et près de 50.000 personnes en Flandre (le chiffre en Wallonie n’est pas connu). Même s’il faut se garder de toute conclusion hâtive, la précarité hydrique semble frapper un ménage sur vingt. Ainsi, en 2012, 5,25% des ménages ont consacré plus de 3% de leurs revenus disponibles pour couvrir leurs besoins en eau, soit le seuil pris en compte par les experts internationaux. Ceux-ci considèrent également qu’il y a précarité dès lors qu’une personne n’a pas assez accès à l’eau – ou à une eau de qualité suffisante – pour assouvir quatre besoins de base: hydratation, alimentation, hygiène corporelle et hygiène de l’habitation.
Un quotidien humiliant
Trêve de chiffres! Ce que les travailleurs sociaux dénoncent surtout, c’est la difficulté de la vie quotidienne pour les publics concernés. « Certaines personnes restent des mois sans eau, trop honteuses pour en parler à l’extérieur », constate Ellen Dries, collaboratrice à la Province d’Anvers (la Flandre n’échappe pas au phénomène, bien que les indicateurs y semblent moins inquiétants qu’ailleurs). « Il arrive que ces personnes adaptent leur consommation dans l’espoir de tenter de garder les factures payables ». Par exemple en conservant l’eau de lavage des mains ou de la vaisselle dans des seaux, afin de la réutiliser plus tard pour d’autres usages non potables. Ce qui pourrait passer pour un réflexe écologique se réduit ici, hélas, à une stricte contrainte. Et à un coup dur pour la dignité.
De plus, ces tentatives d’adaptation relèvent parfois de mauvais calculs, entretenus par l’impression trompeuse de maîtriser sa consommation. Ainsi, à la place d’utiliser une machine à laver à la maison, la tentation peut être grande de se rendre au salon-lavoir. Ou, à la place du bain ou de la douche à domicile, d’avoir recours aux (rares) bains publics disponibles: toutes pistes sensiblement plus onéreuses. Autres stratégies d’adaptation relevées par les travailleurs sociaux consultés: se doucher au centre sportif de sa commune, ne tirer la chasse qu’une seule fois par jour, ne se laver qu’occasionnellement. Tôt ou tard, de tels comportements risquent d’être socialement pénalisants. Sans compter l’image de soi, qui en pâtit.
Les causes du renchérissement du prix de l’eau sont bien connues. La Belgique paie cash une longue période de négligence de son environnement, particulièrement l’eau des rivières et des nappes phréatiques. Il fallu attendre que l’Union européenne tape du poing sur la table, début des années nonante, pour voir enfin nos trois Régions adopter des plans ambitieux d’épuration des eaux usées. Mais les stations d’épuration, ça coûte cher! Et c’est seulement ces dernières années que le « coût vérité » de l’eau, conséquence directe des investissements dans ces infrastructures lourdes, s’est fait véritablement ressentir sur nos factures.
Soyons de bon compte: si certains ménages ont des factures d’eau astronomiques à régler (jusqu’à 12.000 euros d’arriérés!), c’est aussi parce qu’ils ont été négligents dans leurs relevés de compteur ou dans le règlement des factures intermédiaires. Ou parce qu’ils négligent l’impact des fuites. Un seul exemple: un robinet qui fuite au goutte à goutte perd bêtement 4 litres par heure, soit 35 mètres-cubes par an, facturé en moyenne près de 115 euros! Mais un autre phénomène de fond, un peu paradoxal, explique ce renchérissement de l' »or bleu ». Au fil des dernières années, le Belge a vu sa consommation officielle d’eau diminuer légèrement (elle est actuellement de 100 litres quotidiens par individu). En fait, il l’économise et/ou il place des citernes de récolte de l’eau de pluie. Résultat: les distributeurs d’eau répercutent leurs coûts fixes (importants) sur un nombre de mètres-cubes payants de plus en plus réduit…
Spécificités régionales
La Fondation Roi Baudouin a récemment clôturé un appel d’offres destiné à toutes les associations désireuses de s’attaquer aux racines de la précarité hydrique. Elle demande aux pouvoirs publics d’accorder plus d’attention à ce phénomène. C’est le bon moment: depuis le 1er janvier 2015, la fixation du prix maximal de l’eau (du moins la partie « distribution ») est devenue une compétence régionale. A chaque Région, dès lors, de mieux prêter attention à ses publics fragiles, tout en tenant compte de ses réalités propres: la Région wallonne, par exemple, compte à elle seule une cinquantaine de producteurs/distributeurs, dont les clients ont des difficultés de paiement dans une proportion très variable: de 0,45% à 31,78%, selon les cas. La Région bruxelloise, de son côté, se singularise par la mise à disposition (par 8 associations humanitaires) de douches gratuites ou peu onéreuses; et par l’ouverture, toute l’année, de 35 toilettes ou urinoirs gratuits.
En Wallonie comme à Bruxelles, il faut l’intervention d’un juge avant qu’un distributeur d’eau pratique une interruption de livraison d’eau. Mais, à Bruxelles, un telle « coupure » est interdite du 1er novembre au 31 mars et du 1er juillet au 31 août. La Fondation Roi Baudouin estime qu’il manque, en Belgique, une véritable « culture de l’eau » adaptée aux publics fragilisés. Certes, il existe bien, par exemple, un Fonds social de l’eau en Wallonie. Celui-ci est intervenu 6.563 fois en 2013, pour un montant moyen de 233 euros par ménage.
Mais un tel système pourrait être complété par d’autres dispositifs, plus préventifs. Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, par exemple, certains distributeurs envoient des équipes à domicile pour installer gratuitement ou à petit prix des dispositifs peu consommateurs d’eau. D’autres dispensent des conseils à l’intention des publics peu sensibilisés à la lecture des factures d’eau. En France, des médiateurs tentent d’organiser les litiges de paiement à l’amiable, pour éviter d’en arriver aux règlements devant la justice. Nul doute qu’à terme, de telles expériences viendront enrichir l’arsenal anti exclusion des trois Régions.
Francis Demars
Lire l’article complet dans l’hebdomadaire Dimanche n° 43 du 6 décembre 2015