Dans la lumière douce de l'Abbaye de Rochefort, une page se tourne. Après dix-neuf années d’abbatiat, Dom Gilbert s'apprête à transmettre le flambeau en ce mois de mai. Homme de foi et de service, il laisse derrière lui bien plus qu'un monastère restauré : un souffle, une vision, une présence ; la transmission d’un christianisme rayonnant, centré sur cette conviction des Pères de l’Église : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu. »
Né dans un petit village du Condroz, à vingt-sept kilomètres de l'Abbaye, Gilbert Degros est le benjamin d'une fratrie de trois enfants. Orphelin de père à cinq ans, il grandit dans un foyer où l'amour maternel se double du soutien de prêtres bienveillants ; un environnement propice, peut-être, à une intuition qu’il ressent dès son plus jeune âge : un jour, il sera prêtre ! « Un appel clair et limpide qu’à aucun moment je n’ai remis en question, depuis l’âge de 5 ans » confie Dom Gilbert. La vocation monastique s'imposera ensuite à l’âge de 17 ans, comme une évidence et c’est, dès la fin du service militaire que le jeune homme, plein d’espérance, entre à l'Abbaye de Rochefort pour commencer son noviciat sous la guidance du père Hubert, un maître des novices reconnu pour son austérité et sa grande ouverture d'esprit. Dom Gilbert a tout juste 20 ans !
Ses années de formation seront marquées par sa fréquentation du monastère de Chevetogne, où il s’imprègne de la liturgie byzantine et où il a un libre accès à une merveilleuse bibliothèque. Ordonné prêtre en 1977, le père Gilbert plonge, à la lumière de Vatican II, dans l'étude des Pères de l'Église et de la liturgie qu’il vit comme une rencontre avec la grande Tradition de l’Église. « La liturgie bien célébrée révèle l’eschaton, c’est-à-dire le monde à venir », souligne-t-il. Son attention à la précision et à la profondeur des rites a marqué plusieurs générations de fidèles et de moines.
Un ministère fécond et diversifié
Tout au long de son parcours, Dom Gilbert a su toucher de nombreuses vies. Il a rencontré beaucoup de jeunes, il a prêché de nombreuses retraites et récollections pour des séminaristes et des prêtres. Il a aussi écouté beaucoup de prêtres âgés ou en difficulté. Un groupe informel de jeunes de la région et de Louvain-la-Neuve a gravité autour de l’Abbaye dès les années 1980, d'abord pour le service de la messe, puis par amitié. « Ils sont aujourd'hui mariés, et continuent de venir avec leurs conjoints et enfants. Nous avons fait des choses extraordinaires ensemble » partage-t-il avec émotion et reconnaissance.
C’est en 2006 que Dom Gilbert est élu abbé. Il assurera sa mission avec une énergie communicative. « Les deux premiers tiers de mon abbatiat ont été remplis de force et de joie », se souvient-il. Le dernier tiers, c'était une autre histoire : la maladie s'est invitée. » Guider une communauté monastique tout en luttant contre un cancer fut certainement une épreuve mais il ne s’en plaint pas.

Un bâtisseur au service de la communauté
Sous son abbatiat, l'Abbaye a connu une restauration complète : des fondations aux toitures. Avec persévérance et intuition, Dom Gilbert a veillé à ce que le monastère soit un lieu épuré et lumineux, propice à la prière et à la contemplation ; tandis qu’il modernisait la brasserie, source de subsistance pour la communauté et de soutien pour un grand nombre de sollicitations : bourses d'études, soutien à des entreprises en difficulté, accompagnement de familles en détresse, aide à des monastères et à des Églises orthodoxes. « Tout ce qui dépasse nos besoins doit être donné » explique-t-il en toute transparence. Cette entraide discrète, souvent anonyme, fait partie intégrante de son engagement spirituel : « la foi doit s’incarner dans des gestes concrets, dans une charité active qui dépasse les murs de l’Abbaye pour irriguer le monde extérieur ».
Une spiritualité rayonnante

Mais plus que ces réalisations visibles, ce qui fait l’essentiel de la réalité abbatiale est de l’ordre de l’invisible : « Le rayonnement d'une Abbaye ne réside pas dans ses bâtiments, mais dans la foi. » Cette foi que le père abbé définit avec des mots empruntés à Grégoire de Nazianze : « Le Christ a mendié notre humanité pour nous faire don de sa divinité : tel est le noyau de la foi. Irénée de Lyon disait : La vie de l’homme c’est la vision de Dieu. Sans connexion avec cette vérité fondamentale, on se perd vite dans un christianisme seulement social, qui à l’extrême limite peut devenir un christianisme athée. Il faut revenir à la source » insiste-t-il. La transfiguration du Christ sur le Thabor a déchiré la nuit comme un éclair. Au long des veilles de la nuit, le moine espère que le Christ transfiguré se manifestera : c’est pourquoi la vie monastique est nocturne. La spiritualité monastique repose sur un équilibre : « Séparés de tous, mais reliés à tous, tels doivent être les moines ». Une tension entre solitude et communion qui traverse toute son expérience.
Alors qu'il prépare la communauté à son départ, Dom Gilbert envisage son retrait avec paix. « Un père abbé doit savoir disparaître et laisser les autres être eux-mêmes. » En raison de sa santé le père abbé restera au monastère, rendant les services qu’on lui demandera, consacrant son temps à l'étude des Pères de l'Église et à une lecture approfondie du Psautier. « La lecture des Psaumes est une prière inépuisable », sourit-il. On y trouve tout ce que l’âme humaine peut exprimer : la détresse, l’espérance, la louange. C’est une école d’humilité et d’abandon à Dieu. » Des mots qui, sans bruit, dans le silence des pierres et la ferveur des cœurs, continueront d'habiter l’Abbaye Saint-Remy de Rochefort.
Christine Gosselin