Plusieurs personnages des évangiles conservent l’anonymat. Les époux et les serviteurs des noces de Cana, la femme prise en adultère, le jeune homme riche, le garçon s’enfuyant tout nu à Gethsémani, les deux larrons en croix au Golgotha… restent sans nom: leur anonymat nous permet peut-être de prendre un peu leurs places. De même, de nombreux lieux des évangiles sont improbables et imprécis: quelque part, à l’écart, chemin faisant, dans le désert…
Et voici que, fait rare, surgit Bartimée de Jéricho. Identité et lieu sont précisés. Jéricho vient de l’hébreu jareah, la lune: Jéricho est ‘ville de la lune’. La lune croît et décroît, change sans cesse, au contraire du soleil: elle est, dans le monde de Jésus, symbole de disparition et de déclin. Marc précise que Jésus "sort de Jéricho avec ses disciples". Sortir d’une logique dépressive de déclin, c’est par exemple reconnaître que la communauté des disciples est bien vivante, quoi qu’on dise, et qu’elle se renouvelle en profondeur. Les disciples sont inclus dans cette foule "assez nombreuse" - c’est la traduction plus exacte du texte - qui entoure Jésus: ni majoritaire, ni marginale, cette foule apprend de lui à être instrument du salut en transmettant son appel à l’homme aveugle. Sortir de Jéricho aujourd’hui est invitation à quitter nos déclins intérieurs: lorsque déclinent notre vision de Dieu et notre soif de vivre, lorsque baisse l’intensité de notre amour pour Dieu et pour les autres, il faut sortir de Jéricho avec Jésus! D’autant plus que Jésus se met en route vers Jérusalem, Yeroushalaïm, dont le nom signifie ville de paix ou ville de plénitude. Passant de Jéricho à Jérusalem, Jésus nous fait passer avec lui du déclin à la paix, de la disparition à la plénitude.
Deux autres noms ont encore toute leur importance dans ce texte: Bartimée et fils de David. Si le nom Bartimée est d’origine araméenne, il signifie fils de la honte, ou fils de l’impureté; s’il vient du grec, il veut dire fils de l’honneur, ou fils de l’honoré. Et s’il n’y avait pas à choisir? Car ce fils de Timée croise le "fils de David". Et David, en hébreu, veut dire "Bien Aimé". Voici donc que le fils de la honte, rencontrant le fils de l’Amour, devient fils de l’honneur!
Choc terrible! Qui va l’emporter: la peur du déshonneur ou la foi en la puissance de l’amour? La peur ou la foi? Dilemme terriblement actuel dans nos sociétés… lorsque des intégrismes de tous bords voudraient revenir à la peur comme moteur de la conversion vers Dieu, ou lorsque des urgences sociétales sont instrumentalisées dans les débats politiques pour déshonorer la foi des petits. La rencontre de ces deux fils vient nous faire passer de la peur à la confiance en l’amour: "Ta foi t’a sauvé", constate Jésus, dont le nom signifie justement "Dieu sauve".
Au terme du récit, l’aveugle n’est plus le fils de Timée, mendiant assis au bord de la route, mais un "homme", précise saint Marc, un homme qui suit Jésus sur la route.

Abbé Joël ROCHETTE