Opinion : Renversons les sachants de leurs chaires !


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Opinion : Renversons les sachants de leurs chaires !
Pour le père Joseph Wresinski, la contestation radicale du pouvoir des sachants s’enracine dans l’Evangile. © DR
Par Jean TONGLET
Publié le - Modifié le
4 min

Si le monde est traversé de rapports de domination, il en est une forme qui est souvent passée sous silence: la domination offerte par le savoir. Elle a pourtant des conséquences dramatiques, estime Jean Tonglet, volontaire permanent au sein d’ATD Quart Monde.

Dans son édition du 5 mai dernier, Dimanche consacrait un article à l’excellent livre de Jean-Baptiste Ghins, Timothée de Gaulaudre et Matthias Petel, Il renverse les puissants. Portraits de chrétiens contestataires (Editions du Cerf). La lecture de cet article et plus encore la lecture du livre, qui comprend notamment un portrait du fondateur du Mouvement ATD Quart Monde, le père Joseph Wresinski, me pousse à apporter ici quelques éléments de réflexion complémentaires.

La contestation portée par les douze personnalités traitées dans ce livre concerne de nombreux domaines, et je ne les reprendrai pas ici. Mais il en est un qui, me semble-t-il, aurait pu être davantage souligné: celui de la contestation du pouvoir des sachants. La domination de ceux qui savent, des savants, des experts, de toutes celles et ceux que j’appelle ici les sachants est sans doute une des formes les plus insidieuses de la domination. Elle est régulièrement sous-estimée, alors qu’elle a des conséquences dramatiques dans la vie de toutes celles et ceux dont le savoir est nié, dévalorisé, tourné en dérision.

Une révolution épistémique

Si Dorothy Day, Ivan Illich et d’autres parmi les douze chrétiens contestataires traités dans l’ouvrage ont abordé cette thématique, c’est sans doute Joseph Wresinski qui a poussé cette contestation le plus loin, en proposant une véritable révolution épistémique. Dès les débuts du Mouvement ATD Quart Monde, il appelait de ses vœux une connaissance en profondeur de la pauvreté, qui se fonde sur un dialogue entre le monde de la science, celui de l’Université, et les acteurs de la lutte contre la pauvreté que sont les pauvres eux-mêmes et les personnes engagées à leurs côtés.

En 1980, dans une conférence au siège de l’Unesco à Paris, il formalisait sa pensée. "Nous n’avons pas assez songé", affirmait-il à cette occasion, "que, dans la connaissance globale sur la pauvreté et l’exclusion qui doit à la fois informer, expliquer et mobiliser, la recherche scientifique doit se reconnaître une composante parmi d’autres: la composante informatrice, "sans vie" si l’on peut dire, car elle demeure sans vie tant qu’à ses côtés, nous ne trouvons pas ces deux autres parts de connaissance: la connaissance que possèdent les pauvres, les exclus qui vivent, de l’intérieur, à la fois la réalité de leur condition et la réalité du monde qui la leur impose, et la connaissance de ceux qui agissent, parmi et avec les victimes dans les zones de grande pauvreté et d’exclusion" (1).

C’est sur cette base que dans les décennies suivantes, les équipes du Mouvement ATD Quart Monde ont développé une nouvelle manière de concevoir la recherche: le croisement des savoirs (2), aujourd’hui reconnue officiellement en France par le Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) et le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS).

Les plus fondamentales et les moins travaillées

Les plus pauvres sont victimes de très nombreuses injustices. Point n’est besoin de le souligner. Mais les injustices liées au savoir, les injustices épistémiques, sont peut-être les plus fondamentales et les moins travaillées. Elles prennent des formes variées: l’injustice de témoignage, qui, du fait des préjugés que nous avons, disqualifie et décrédibilise toute parole des plus pauvres; l’injustice d’interprétation, parce que même si l’on consent à les écouter, nous nous réservons ensuite, et exclusivement, le droit d’interpréter leurs propos et d’en tirer une analyse.

Enraciné dans l’Evangile

Cette contestation radicale du pouvoir des sachants s’enracinait, chez le père Joseph Wresinski, dans l’Evangile. Le Christ lui-même n’a-t-il pas proclamé: "Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange: ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits". Osons donc dire, paraphrasant le Magnificat, qu’il nous faut renverser les sachants de leurs chaires, pour entrer ensemble dans une révolution épistémique, qui, dans tous les domaines, y compris celui de la théologie, nous pousse à ne plus laisser aucun savoir en friche, mais à les croiser pour, ensemble, nous approcher d’une connaissance authentique et libératrice.

Jean TONGLET

(titre, chapeau et intertitres de la rédaction)

(1) www.joseph-wresinski.org/fr/la-pensee-des-plus-pauvres-dans/
(2) www.dicopart.fr/croisement-des-savoirs-2023

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